Agir et penser comment tout le monde n’est jamais une recommandation; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Marguerite Yourcenar

lundi 25 octobre 2010

Francisco Goya, 1746-1828

Francisco José de Goya y Lucientes n'est pas un personnage facile à saisir. Né dans une humble demeure, il atteindra les sommets de la société espagnole à la fin de sa vie. Peintre prisé et haï de son époque, il sera pour plusieurs contemporains le premier peintre de la modernité. Mais encore, si on veut comprendre et apprécier Goya, on ne peut pas le réduire à lui-même. Goya est le fruit de la Tradition et la Modernité qui s'entrechoquent au tournant du 18e et 19e siècle. "Goya! Un homme qui exprime tout un peuple. Une œuvre immense de dessinateur et de peintre, qui retrace toute l'histoire, et la plus secrète, de ce peuple, et qui prélude en même temps aux manifestations les plus révolutionnaires de l'art contemporain [...]" (Formaggio, 1960, p.5). À travers sa vie et son œuvre,il se joue l'Histoire.

Afin de mettre un peu d'ordre dans son parcours, je divise mes propos en six parties.


Les années d'apprentis
sages (1746-1783)

Goya naquit à Fuendetodos, une petite commune d'habitants près de Saragosse dans la province d'Aragon, dans une humble demeure le 30 mars 1746. Fil s de doreur, Goya commença sa formation artistique auprès de José Luzan, artisan de Saragosse, d'où il deviendra son apprenti dans son atelier.


(Autoportrait, 1771-1775)

À l'âge de 17 ans, Goya participa au concours de bourses de l'Académie Royale de San Fernando à Madrid. Ce fut un échec. Il tenta à nouveau sa chance en 1766, mais en vain. Le jeune Goya n'est ni un érudit ni un noble. Il est, selon Gudiol (1968),
un " [...] turbulent et batailleur, d'une éducation rudimentaire et d'une pétulance ingénue. Ses lettres de jeunesse révèlent sa sincérité sans fards, sa passion pour les courses de taureaux, la chasse et les fêtes populaires" (Gudiol, 1968, p.11). D'une part, cette particularité de la personnalité de Goya se refléte dans l'ensemble de son art, entre autres à partir de son talent à peindre humainement les gens, avec leurs défauts et leurs laideurs, et cela à contre-courant des conventions artistiques et morales. D'autre part, on peut aussi dire que Goya est avant tout le résultat de sa passion. Ce qui semble avoir porté Goya à sa gloire n'est aucunement lié à son talent d'artiste, mais plutôt à sa qualité de savoir s'entourer des bons amis, aux bons moments.

En 1774, Goya entra à l'atelier de Francisco Bayeu à Madrid, peintre de renom, sous les recommandations de Anton Raphael Mengs. À ses côtés, l'enfant de la province d'Aragon développa grandement son esthétique académique. À partir de ce moment, Goya traversa une étape importante de sa vie. Il sort du rôle de peintre provincial qu'il était pour atteindre les balbutiements de la notoriété. Mais ce passage se fait à un prix: "Il saute aux yeux que le passage entre la libre exaltation de sa période de débutant et la discipline rigide imposée par les directives de Francisco Bayeu, lui ont créé un complexe d'infériorité [...] Nous avons tout lieu de penser que Goya fut, en réalité, un faible, artiste plein de fermeté, mais dénué d'assurance dans ses relations avec le monde extérieur" (Gudiol, 1968, p.17). Cette nouvelle particularité de la personnalité de Goya me laisse perplexe: du turbulent et batailleur garçon de Saragosse, Goya devient un faible et lâche artisan de Madrid... La réalité, et par le fait même la vérité, trouvent souvent un juste milieu.

Durant cette période auprès de Bayeu, Goya peignit en grande partie des cartons pour tapisseries pour les habitations de la famille royale. Déjà, dans les cartons pour tapisseries, on remarque une préoccupation pour Goya à peindre le monde populaire, la vie quotidienne des gens, voire des scènes de la misère sociale. En effet, "[...] derrière le côté anecdotique de ces scènes, se trouve une vision universelle de l'être humain et de son comportement, à la base de ses oeuvres ultérieures" (Museo del Prado, 2009, p.166).


(Le Maçon blessé, 1786-1787)

Ces cartons pour tapisseries furent des œuvres préparatoires pour Goya. D'un côté, il raffina grandement son art. D'un autre côté, les cartons lui permirent de se faire connaître à la cour d'Espagne.

Les années du peintre royal (1783-1792)


(Goya peignant, 1790-1795)

En 1789, avec l'arrivée au trône d'Espagne de Charles IV et de Marie-Louise, Goya fut nommé peintre de la Chambre du roi. Après seulement six années d'activité à la cour, Goya devint l'un des peintres les plus convoités de son époque. Ainsi, il peignit le portrait du comte Floridablanca, le portrait de la famille du duc d'Osuna, le portrait de Manuel Osorio Manrique de Zuniga et, bien sûr, ceux du roi et de la reine. Ce prestige à la cour permit à Goya de développer des amitiés auprès d'aristocrates influents, qui furent pour lui des protecteurs: "Ces hommes nourrirent les préoccupations intellectuelles, morales et politiques de Goya, qui transparaissent dans ses œuvres, surtout dans les séries de dessins et d'estampes à l'eau-fortes" (Museo del Prado, 2009, p.172).


La première crise (1793-1798)
En 1793, Goya tomba grièvement malade suite à un voyage à Cadix. Cet événement le laissa complètement sourd et changera considérablement le cours de
sa vie. De cette épreuve terrible, son art sortira complètement transformé.


(Goya et son médecin Arrieta, 1820)

"Dorénavant, il est muré en lui-même, exclu du commerce des hommes, dans la solitude du silence; et cet exil brutal qui lui impose sa disgrâce physique l'amène à élargir sa réflexion intérieure et à affronter la réalité sans intermédiaire et sans masque. C'est alors que son imagination lui permet d'analyser la réalité, d'en tirer des suggestions infinies et diverses et, par la transfiguration du réel, par le rêve et l'exaltation lyrique, de sortir vainqueur de cette épreuve grâce à une rigueur morale quasiment religieuse qui transcende toute chose" (Abburuzzese, 1968, p.9)

C'est à partir de ce moment que l'œuvre de Goya s'érige enfin comme précurseur de l'art moderne. Et pour cause, l'artiste se plia de moins en moins aux conventions afin d'imposer un style et un goût personnel. Le Naufrage (1793-1794), l'Attaque d'une calèche par des bandits (1793-1794), la fresque pour la chapelle San Antonio de la Florida (1798), la Lanterne du diable (1797-1798) et les Caprichos (1797-1799) ne sont que les exemples les plus révélateurs de cette période. En ce qui concerne les Caprichos, je détaillerai cette série d'eau-forte lors d'un prochain billet sur mon site L'art et la vieillesse.


Les années du maître (1799-1807)
Le titre de premier peintre de la Chambre du roi fut attribué à Goya en 1799. Durant cette période, il peignit entre autres le Portrait de la famille de Charles IV (1800-1801). Reprenant la trame figurative du célèbre tableau de Vélasquez Le
s Ménimes (1656), Goya représenta les membres de la famille royale telle qu'ils étaient: ni plus beaux, ni plus intelligents. La scène est finement équilibrée et fait ressortir un naturel humain à travers les personnages. Il y a certes une royauté, avec ses habits flamboyants et ses bijoux étincelants, mais cette royauté est avant tout humaine.


(Portrait de la famille de Charles IV,1800-1801)

Durant cette courte période, Goya peignit aussi de nombreux portraits de la haute bourgeoisie madrilène. À ce moment de sa vie, il est sans conteste au sommet de sa renommée! Son style est convoité par plusieurs. Il peignit à cette époque les célèbres La Maja vestida et La Maja desnuda (1798-1805) pour l'un des plus puissants personnages d'Espagne de cette époque, Manuel Godoy, général de l'armée espagnole et amant de la reine. Longtemps, La Maja desnuda resta caché aux yeux du public, et ce ne fut qu'à part
ir de 1814 que Goya eu les soupçons de la part de l'Inquisition. En effet, il était interdit à cette époque de peindre le corps humain nu, sauf de manière allégorique. La Maja desnuda n'a rien d'allégorique, elle a tout de moderne: "La fin du mensonge érotique. La fin de la nudité allégorique. C'est l'unique nu de Goya, mais il dévoile davantage que des tonnes de chair académique ne le feraient" (Buchholz, 2000, p.63).


La deuxième crise (1808-1818)
La deuxième crise que traversa Goya à partir de 1808 fut politique. Les troupes de Napoléon envahirent l'Espagne afin d'y déposer le roi Charles IV. Pendant près de cinq ans, Joseph Bonaparte, le frère de Napoléon, dirigea l'Espagne, o
u plutôt contint la révolte espagnole.

"Au début, avec ses amis "éclairés", Goya servit le régime de Joseph Bonaparte, acceptant l'occupation napoléonienne comme moyen de faire entre, dans une Espagne isolée et absolutiste, les progrès de la Révolution française et un air nouveau de liberté et de rationalisme. Mais la guerre, avec son cortège de cruautés et d'injustices, sera pour lui une terrible déception [...]" (Museo del Prado, 2009, p.172). En effet, malgré que Goya appuya les idées libérales apportées par la guerre napoléonienne de 1808, il témoigna rapidement des horreurs de la guerre à travers une autre série d'eau-forte intitulée Désastres de la guerre.

Avec le départ des Français en 1814, l'Espagne fut de retour sous un régime absolutiste. Ferdinand VII succéda à son père, Charles IV, et mena un régime de fer: les idées libérales furent condamnées et l'Inquisition, qui était abolie durant la guerre, fut de retour en force. Goya, malgré qu'il était toujours le premier peintre de la Chambre du roi, fût désormais écarté de la scène de la cour. Son dernier chef d'œuvre à la cour reste sans contredit la composition de deux grandes peintures: Dos de Mayo (1814) et Tres de Mayo (1814).



Ces tableaux commémorent la résistance espagnole. Ces scènes historiques sont "[...] sans rhétoriques et sans héros: jamais la peinture n'avait abordé des expériences humaines plus vraies et plus profondes" (Gudiol, 1968, p.13).

Goya fut remplacé en 1816 par Vincente Lopez comme nouveau peintre de la Chambre du roi.


Les dernières années (1819-1829)

En 1819, Goya tomba encore grièvement malade et échappa de peu à la mort. Après sa guérison, il acheta une maison de campagne aux environs de Madrid. Cette maison est connue sous le nom Quinta del Sordo, ou la maison du sourd. Âgé de 73 ans, Goya fut désormais complètement retiré de la vie publique. Il décora cette maison d'une série de tableaux des plus étranges et effrayants, ce sont les Pinturas negras (1819-1823). Ces peintures noires constituent en tout quatorze oeuvres explorant les profondeurs de l'existence humaine, tant au plan individuelles que sociales et mythologiques. Ces oeuvres feront l'objet d'un billet de ma part d'ici Noël. Ce qui est à retenir, c'est à cette période de sa vie, Goya réussit à illustrer les angoisses existentielles qui nous animent: entre autres la mort et le destin.

urant cette période, il y a définitivement un passage chez Goya dans le désespoir. Le monde qu'il a connu et côtoyé a disparu. Les horreurs de sa surdité, de la guerre, du despotisme et de l'Inquisition le laissent amer face aux cruautés de la vie. À ses convictions libérales inspirées du siècle des Lumières, succèderont un regard troublé et désillusionné.

Il est facile de sauter aux conclusions : cette période noire de la vie de Goya est un caractère de sa vieillesse. Par contre, Goya garda le meilleur de lui-même dans les tous derniers moments de son existence.

En 1824, il s'exila volontairement en France, à Bordeaux, suite aux pressions et les menaces à l'intérieur du régime de Ferdinand VII. À son arrivée à Bordeaux, l'un de ses amis raconta: "Goya est arrivé en effet, sourd, vieux, maladroit et faible, et sans parler un seul mot de français; il est venu sans domestique..., mais il est si curieux de découvrir le monde" (Buchhloz, 2000, p.87). Goya, au crépuscule de sa vie, afficha une grande vitalité artistique et humaine.


(J'apprends encore, 1824-1828)

Goya ne cessa d'explorer les limites de son art et, ainsi, s'ouvra à de nouveaux horizons. Il arriva à exercer un dynamisme intellectuel en s'appuyant en grande partie sur ses expériences, ses connaissances et sa sagesse. À l'évidence, Goya apprend encore à la fin de sa vie. Ces dernières années furent les plus créatrices de son œuvre: "Jusqu'au dernier moment, ce vieillard sourd fit preuve d'une activité étonnante. Poussé par la curiosité, il se rendit seul à Paris. Il fit expériences avec les techniques artistiques les plus modernes et peignit des tableaux qui dépassaient de loin l'art de son temps" (Buchhloz, 2000, p.85).

C'est le cas de l'Homme cherchant les puces (1824-1825). Dans cet ouvrage d'aquarelle sur ivoire, le mouvement et l'instant se côtoient.



Par un jeu d'ombre et de lumière et des traits vifs et robuste, Goya saisit la vie quotidienne d'un homme et de son chien. L'âge de Goya, tant par l'expérience d'une vie que par le fard des années, permet d'interpréter la réalité d'une manière peu commune à cette époque, c'est-à-dire complètement personnelle. À partir du moment qu'il fut isolé par sa surdité, mis à l'écart par la politique et exclu par sa vieillesse, Goya posséda en main une liberté absolue, que peu d'artistes auront de leur vivant.

À la toute fin, Goya meurt à Bordeaux le 16 avril 1828, soit à l'âge de 82 ans.

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Sources :

Abburuzzese, M. 1968. Goya. Paris: Flammarion.

Buchholz, E. L. 2000. Goya. Cologne: Könemann

Formaggio, D. 1960. Francisco Goya 1746-1828. Paris: Larousse.

Gudiol, J. 1968. Goya. Paris: Cercle d'art.

Museo del Prado. 2009. Le Guide du Prado. Madrid : Museo del Prado