Afin de commencer notre périple, la présentation est de mise. Alors voici la Duchesse laide:
Quelle duchesse n'est-ce pas? Mais, est-ce réellement le portrait d'une femme? Ou plutôt la représentation symbolique de la vieillesse et de laideur? Ou celle de la vanité de la femme âgée? Pour répondre à ces questions, je vais brosser les diverses pistes d'origines de la Duchesse laide. Pour ma part, et ce sera ma conclusion pour aujourd'hui, ce tableau apporte de belles – ou plutôt d'effroyables – considérations à la vieillesse.
Les principales sources d'inspirations de Metsys pour la Vecchia grotesqua sont : 1) Les esquisses de la diversité humaine (esthétique de la proportion) de Léonard de Vinci; 2) L'éloge de la folie d'Érasme; 3) La source historique; et 4) La maladie osseuse de Paget. Voyons chacune d'entre elles.
Esthétique humaine selon Léonard de Vinci
Est-il nécessaire de faire les présentations? Léonard de Vinci est tout à la fois : peintre, scientifique, ingénieur, sculpteur, architecte, philosophe, inventeur, botaniste, géomètre, anatomiste, pour ne nommer que ceux-là! Il est un véritable homme d'esprit humaniste qui représente à lui seul la Renaissance italienne du 15e et 16e siècle.
Metsys fut un humaniste, c'est-à-dire qu'il prend son inspiration dans la pensée antique, entre autres comme modèle de vie et d'art. Ainsi, il est très probable de Metsys côtoya les œuvres de Léonard de Vinci. Il est même suggéré que la Duchesse laide n'est qu'une copie d'un dessin de l'artiste de Vinci (1490) qui nous soit parvenue que par l'entremise d'une copie de ses élèves (Francesco Melzi).
Un brin troublant comme ressemblance… Par contre, la piste n'est pas si simple. Cette interprétation de l'histoire est contestée par plusieurs, dont je ne vais pas entrer dans les détails, car ce sont des détails! Ce qui importe de retenir, c'est que Léonard de Vinci était très passionné par les déformations humaines afin d'établir une esthétique universelle de l'être.
Ainsi, dans la recherche de l'affreux et le « mal fait », bref de l'inesthétique, de Vinci se permet d'établir le beau et l'esthétique de la forme humaine. On le voit à partir des esquisses ci-dessus : front, mention et nez proéminent, tout comme la Duchesse laide.
L'éloge de la folie
Érasme est l'un des humanistes de la Renaissance les plus reconnus de nos jours. Metsys et Érasme : deux humanistes, deux êtres de pensée et d'amitié. Pas étonnant que Metsys peignît un portrait d'Érasme en 1517.
À travers l'Éloge de la folie, Érasme aborde la vieillesse crûment : « […] la vieillesse, le plus détestable des maux ». On voit que pour l'auteur de Rotterdam, la vieillesse est en quelque sorte une pathologie sénescente! Une partie de son ouvrage nous apporte quelques éclairages sur la Duchesse laide, car elle aborde spécifiquement le thème de la vieillarde comme objet de laideur:
«Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu'on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : 'La vie est belle !' Elles sont chaudes comme des chiennes ou, comme disent volontiers les Grecs, sentent le bouc. Elles séduisent à prix d'or quelque jeune Phaon, se fardent sans relâche, ont toujours le miroir à la main, s'épilent à l'endroit secret, étalent des mamelles flasques et flétries, sollicitent d'une plainte chevrotante un désir qui languit, veulent boire, danser parmi les jeunes filles, écrire des billets doux. Chacun se moque et les dit ce qu'elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d'elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses»
Ces lignes résonnent à la Duchesse laide. Metsys a peut-être voulu dénoncer ces vieillardes qui « se fardent sans relâche » à la recherche d'une beauté perdue. L'art de Metsys apporte la même sensation que les mœurs communes décrites par Érasme : on se moque d'elles!
Comtesse du Tyrol
Ici, on envisage la source historique : et si c'était une personne en chair et en os? Certaines personnes croient que la Duchesse laide est Margarete Maultasch, soit la comtesse du Tyrol.
Ce n'est qu'après sa mort en 1369 que la comtesse acquiert une réputation abjecte due à certaines décisions immorales, dont celle de se débarrasser de son premier mari afin d'en épouser un second, sans engager les procédures officielles de divorces, d'où son excommunication pour bigamie. On surnomma la comtesse « Maultasch », c'est-à-dire « pute » et « laideur ». La postérité s'est souvenue d'elle comme la comtesse laide. Metys se serait-il inspiré de cette histoire?
La maladie osseuse de Paget
Lorsqu'il est question de la vieillesse, la médecine n'est jamais trop loin. La Duchesse laide n'échappe pas à l'explication rationnelle de la science d'Hippocrate. Ainsi, elle est une représentation de la maladie osseuse de Paget. En effet, pourquoi Metsys aurait-il peint un si horrible personnage? Peindre une œuvre aussi complexe (à voir, l'étoffe et le hennin – ou le bonnet pointu -, ainsi que le médaillon), si ce n'est que pour en rire? Pour ces raisons, certaines personnes croient que Metsys avait un modèle féminin atteint de la maladie de Paget. Qu'est-ce que la maladie de Paget? Une maladie chronique où anomalies de l'architecture de l'os et fibrose de la moelle sont réunies. Cette maladie peut mener à une protubérance du front, du nez, du menton et des joues, tout comme le sujet de Metsys. Il y a certes des ressemblances cliniques entre les deux sujets, mais de là à affirmer que Metsys a peint la maladie… D'ailleurs, affirmer une quelconque nature pathologique à la Duchesse laide c'est soustraire les implications esthétiques, sociales et symboliques qui s'y rattachent. On est loin de Léonard de Vinci et d'Érasme, qui sont, à mon sens, les réelles sources d'inspiration de Metsys.
En guise de conclusion : Et la vieillesse dans tout ça!
On a vu plusieurs explications des sources d'inspiration de Metsys. Malgré tout, la Duchesse laide reste un mystère pour les contemporains. Que représente cette peinture? Une satire de la vieillarde? Une fidèle représentation de la maladie de Paget? Ou, une interprétation des mœurs de la comtesse du Tyrol? À vous de décider. Pour mon compte, je crois à la satire de la vieillarde.
La laideur et la vieillarde sont souvent synonymes à travers l'histoire. Même aujourd'hui, la vieillesse féminine n'est pas sous le charme de la beauté. La Duchesse laide de Metsys représente certes une mise en scène de la laideur, mais surtout l'arrogance de la vieillesse à rester belle à tout prix : « Ne pouvant plus prétendre à la beauté, la vieille femme doit […] assurer, fut-ce dans la simulation, certains critères minimaux de présentation » (Schuster Cordone, 2009, p.117). Cette tentative de la vieillesse à récupérer la jeunesse constitue un thème de vanité à travers l'art. Il est vain et futile de changer l'inévitable : cosa bella mortal, passa, e non dura (qui signifie en traduction libre « belle mortelle, passe, et ne dure pas »).
Il est à déplorer que la vieillesse dans la Duchesse laide soit un défaut de la nature, dont les femmes tentent d'échapper. L'œuvre de Metsys nous montre l'absence de beauté à la vieillesse. Est-il naturel et nécessaire d'associer vieillesse (plus particulièrement vieillarde) et hideux, ingrat, informe, répugnant, affreux; bref à la laideur? Si non, comment permet la vieillesse de sortir de cet assujettissement esthétique?
Je garde ma part de réponse pour moi…
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(1) Par exemple, La Duchesse laide a inspiré John Tenniel (illustrateur britannique du 19e siècle) pour illustrer le personnage de la Duchesse dans l'ouvrage Alice au pays des merveilles (1865)
de Lewis Carroll.
Source : Schuster Cordone, C. (2009). Le Crépuscule du corps. Infolio éditions.