Agir et penser comment tout le monde n’est jamais une recommandation; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Marguerite Yourcenar

mardi 27 juillet 2010

La Duchesse laide (1515)

Plus qu'une renommée de l'art à la Renaissance, la Duchesse laide frise l'imagination populaire contemporaine1! Habituellement, lorsque j'entreprends un périple de recherche et de lecture sur les peintures que je vous ai présentées jusqu'à maintenant, j'utilise entre autres Internet. La recherche est longue, étant donné qu'il y a peu d'information pour la plupart des œuvres. Mais la Duchesse laide… L'information est à la hauteur d'Internet : incommensurable!

Afin de commencer notre périple, la présentation est de mise. Alors voici la Duchesse laide:

Quelle duchesse n'est-ce pas? Mais, est-ce réellement le portrait d'une femme? Ou plutôt la représentation symbolique de la vieillesse et de laideur? Ou celle de la vanité de la femme âgée? Pour répondre à ces questions, je vais brosser les diverses pistes d'origines de la Duchesse laide. Pour ma part, et ce sera ma conclusion pour aujourd'hui, ce tableau apporte de belles – ou plutôt d'effroyables – considérations à la vieillesse.

Les principales sources d'inspirations de Metsys pour la Vecchia grotesqua sont : 1) Les esquisses de la diversité humaine (esthétique de la proportion) de Léonard de Vinci; 2) L'éloge de la folie d'Érasme; 3) La source historique; et 4) La maladie osseuse de Paget. Voyons chacune d'entre elles.


Esthétique humaine selon Léonard de Vinci

Est-il nécessaire de faire les présentations? Léonard de Vinci est tout à la fois : peintre, scientifique, ingénieur, sculpteur, architecte, philosophe, inventeur, botaniste, géomètre, anatomiste, pour ne nommer que ceux-là! Il est un véritable homme d'esprit humaniste qui représente à lui seul la Renaissance italienne du 15e et 16e siècle.

Metsys fut un humaniste, c'est-à-dire qu'il prend son inspiration dans la pensée antique, entre autres comme modèle de vie et d'art. Ainsi, il est très probable de Metsys côtoya les œuvres de Léonard de Vinci. Il est même suggéré que la Duchesse laide n'est qu'une copie d'un dessin de l'artiste de Vinci (1490) qui nous soit parvenue que par l'entremise d'une copie de ses élèves (Francesco Melzi).

Un brin troublant comme ressemblance… Par contre, la piste n'est pas si simple. Cette interprétation de l'histoire est contestée par plusieurs, dont je ne vais pas entrer dans les détails, car ce sont des détails! Ce qui importe de retenir, c'est que Léonard de Vinci était très passionné par les déformations humaines afin d'établir une esthétique universelle de l'être.

Ainsi, dans la recherche de l'affreux et le « mal fait », bref de l'inesthétique, de Vinci se permet d'établir le beau et l'esthétique de la forme humaine. On le voit à partir des esquisses ci-dessus : front, mention et nez proéminent, tout comme la Duchesse laide.


L'éloge de la folie

Érasme est l'un des humanistes de la Renaissance les plus reconnus de nos jours. Metsys et Érasme : deux humanistes, deux êtres de pensée et d'amitié. Pas étonnant que Metsys peignît un portrait d'Érasme en 1517.

À travers l'Éloge de la folie, Érasme aborde la vieillesse crûment : « […] la vieillesse, le plus détestable des maux ». On voit que pour l'auteur de Rotterdam, la vieillesse est en quelque sorte une pathologie sénescente! Une partie de son ouvrage nous apporte quelques éclairages sur la Duchesse laide, car elle aborde spécifiquement le thème de la vieillarde comme objet de laideur:

«Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu'on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : 'La vie est belle !' Elles sont chaudes comme des chiennes ou, comme disent volontiers les Grecs, sentent le bouc. Elles séduisent à prix d'or quelque jeune Phaon, se fardent sans relâche, ont toujours le miroir à la main, s'épilent à l'endroit secret, étalent des mamelles flasques et flétries, sollicitent d'une plainte chevrotante un désir qui languit, veulent boire, danser parmi les jeunes filles, écrire des billets doux. Chacun se moque et les dit ce qu'elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d'elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses»

Ces lignes résonnent à la Duchesse laide. Metsys a peut-être voulu dénoncer ces vieillardes qui « se fardent sans relâche » à la recherche d'une beauté perdue. L'art de Metsys apporte la même sensation que les mœurs communes décrites par Érasme : on se moque d'elles!


Comtesse du Tyrol

Ici, on envisage la source historique : et si c'était une personne en chair et en os? Certaines personnes croient que la Duchesse laide est Margarete Maultasch, soit la comtesse du Tyrol.

Ce n'est qu'après sa mort en 1369 que la comtesse acquiert une réputation abjecte due à certaines décisions immorales, dont celle de se débarrasser de son premier mari afin d'en épouser un second, sans engager les procédures officielles de divorces, d'où son excommunication pour bigamie. On surnomma la comtesse « Maultasch », c'est-à-dire « pute » et « laideur ». La postérité s'est souvenue d'elle comme la comtesse laide. Metys se serait-il inspiré de cette histoire?


La maladie osseuse de Paget

Lorsqu'il est question de la vieillesse, la médecine n'est jamais trop loin. La Duchesse laide n'échappe pas à l'explication rationnelle de la science d'Hippocrate. Ainsi, elle est une représentation de la maladie osseuse de Paget. En effet, pourquoi Metsys aurait-il peint un si horrible personnage? Peindre une œuvre aussi complexe (à voir, l'étoffe et le hennin – ou le bonnet pointu -, ainsi que le médaillon), si ce n'est que pour en rire? Pour ces raisons, certaines personnes croient que Metsys avait un modèle féminin atteint de la maladie de Paget. Qu'est-ce que la maladie de Paget? Une maladie chronique où anomalies de l'architecture de l'os et fibrose de la moelle sont réunies. Cette maladie peut mener à une protubérance du front, du nez, du menton et des joues, tout comme le sujet de Metsys. Il y a certes des ressemblances cliniques entre les deux sujets, mais de là à affirmer que Metsys a peint la maladie… D'ailleurs, affirmer une quelconque nature pathologique à la Duchesse laide c'est soustraire les implications esthétiques, sociales et symboliques qui s'y rattachent. On est loin de Léonard de Vinci et d'Érasme, qui sont, à mon sens, les réelles sources d'inspiration de Metsys.


En guise de conclusion : Et la vieillesse dans tout ça!

On a vu plusieurs explications des sources d'inspiration de Metsys. Malgré tout, la Duchesse laide reste un mystère pour les contemporains. Que représente cette peinture? Une satire de la vieillarde? Une fidèle représentation de la maladie de Paget? Ou, une interprétation des mœurs de la comtesse du Tyrol? À vous de décider. Pour mon compte, je crois à la satire de la vieillarde.

La laideur et la vieillarde sont souvent synonymes à travers l'histoire. Même aujourd'hui, la vieillesse féminine n'est pas sous le charme de la beauté. La Duchesse laide de Metsys représente certes une mise en scène de la laideur, mais surtout l'arrogance de la vieillesse à rester belle à tout prix : « Ne pouvant plus prétendre à la beauté, la vieille femme doit […] assurer, fut-ce dans la simulation, certains critères minimaux de présentation » (Schuster Cordone, 2009, p.117). Cette tentative de la vieillesse à récupérer la jeunesse constitue un thème de vanité à travers l'art. Il est vain et futile de changer l'inévitable : cosa bella mortal, passa, e non dura (qui signifie en traduction libre « belle mortelle, passe, et ne dure pas »).

Il est à déplorer que la vieillesse dans la Duchesse laide soit un défaut de la nature, dont les femmes tentent d'échapper. L'œuvre de Metsys nous montre l'absence de beauté à la vieillesse. Est-il naturel et nécessaire d'associer vieillesse (plus particulièrement vieillarde) et hideux, ingrat, informe, répugnant, affreux; bref à la laideur? Si non, comment permet la vieillesse de sortir de cet assujettissement esthétique?

Je garde ma part de réponse pour moi…

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(1) Par exemple, La Duchesse laide a inspiré John Tenniel (illustrateur britannique du 19e siècle) pour illustrer le personnage de la Duchesse dans l'ouvrage Alice au pays des merveilles (1865)
de Lewis Carroll.


Source : Schuster Cordone, C. (2009). Le Crépuscule du corps. Infolio éditions.

jeudi 15 juillet 2010

Quentin Metsys (1466–1530)

L'incontournable Metsys (ou Massys)! Si Ghirlandaio fut le premier artiste auquel je m'initiai aux représentations de la vieillesse dans l'art, Metsys fut le deuxième. Né à Louvain autour 1465-66 et mort à Anvers en 1530 - soit à l'âge de 64 ou 65 ans - Metsys est l'un des artistes des plus importants de la renaissance flamande. Outre ses nombreuses Vierges, ses portraits et ses scènes, il peignit à plusieurs reprises la vieillesse. La Duchesse laide (1515) est sans contredit l'œuvre sur la vieillesse - ou œuvre tout court - la plus renommée de l'artiste. Outre la Duchesse et sa grande renommée, il y a d'autres œuvres de Metsys qui interpellent la représentation de la vieillesse. Ainsi, Le vieil homme (1513), La vieillarde tirant sur ses cheveux (1520) et Les amoureux (1525). Voyons de plus près ces trois tableaux avant de s'attarder, ou de s'attaquer, à La Duchesse laide.

Lorsque Metsys peint Le vieil homme il est presque quinquagénaire. L'œuvre propose un portrait réaliste d'un homme de profil. Rides au visage, menton et nez avalés et peau brunâtre et lâches… Voilà quelques signes qui ne trompent pas: c'est un vieil homme! L'identité de ce vieillard n'est pas donnée. Aucune piste à l'horizon d'ailleurs. Malgré l'anonymat, il reste que ce portrait constitue une représentation humaniste de la vieillesse, où le parcours d'une vie apparaît dans les traits du visage rempli de sagesse.

La vieillarde tirant sur ses cheveux n'est pas un portrait à proprement parlé, mais plutôt une représentation idéalisée de la vieillesse. En d'autres mots, ce n'est pas une personne qu'on regarde, mais la vieillesse. Et quelle vieillesse! Elle représente une étrange figure à travers laquelle on peut lire la sénescence, la décrépitude et, surtout, la folie. Ce genre de représentation renvoie aussi à l'ire et l'envie étant donné que ces émotions sont attribuées aux femmes durant le 16e siècle. On retrouve les signes communs de la vieillesse à travers la peinture: cheveux blanchâtres (et quelque peu jaunâtre), rides au visage, menton/nez avalés et, enfin, édenté. Metsys dans cette œuvre n'épargne rien, car ce n'est pas que la décrépitude du corps qui est représenté, mais aussi celle de l'esprit. En effet, cette action de tirer sur les cheveux donne un pressentiment de démence chez la vieille. Le regard semble divaguer, cette vieille regarde-t-elle celui qui la regarde ou se perd-elle en frénésie ou délire? On conviendra, Metsys a su partager une interprétation terrifiante de la vieillesse, ou la sénescence n'est pas seulement adressée au corps, mais aussi à l'esprit.

Les amoureux, ou le couple inégal, reprend un thème très classique: celui de la relation amoureuse entre la vieillesse et la jeunesse. Ce thème est propice à la dérision, à la raillerie et à la satire. On y dénonce l'absurdité de la relation amoureuse entre un homme âgé et une jeune femme. Trois figures composent la peinture: le vieillard, la jeune fille et le complice. Le vieillard se caractérise par ses cheveux blancs, sa bouche édentée, ses nez/menton avalés et sa peau brunâtre et sèche. Son action envers la jeune fille est assez subjectif pour en tirer quelques impressions. Son sourire porte un rictus de convoitise pour la chair et le plaisir. Ses mains accentuent cette impression. Sa main droite tient la tête de la jeune fille dans un mouvement de baiser. Sa main gauche, téméraire, empoigne le sein de la jeune fille. Bref, "he's in business!" comme dirait Shakespeare.

Mais, l'est-il vraiment? Tire-t-il la situation en sa faveur? Non. Les deux autres figures du tableau viennent renverser l'intention du vieillard en substituant son argent. La jeune fille et le complice ridiculisent l'emprise amoureuse du vieillard. Cette jeune fille à la peau blanche et fraîche n'accorde d'intérêt au vieil homme que pour son argent. Metsys montre ainsi que la vieillesse, lorsqu'elle tombe dans l'ébullition de l'amour, n'est l'œuvre que de la naïveté et de la stupidité. Plus fondamentalement, les attraits sexuels de la femme mènent l'homme à la bêtise! Un détail reste à interpréter dans cette œuvre: le jeu de cartes et les pièces de monnaie. Tout comme la scène qui se déroule sous nos yeux, où le vieillard perd sa bourse et la jeune fille gagne subtilement le pécule, jouer aux cartes oblige à des gains ou à des pertes.

Là s'arrête Metsys pour aujourd'hui. Je dois peaufiner l'énigmatique Duchesse laide, car plus j'apprends sur cette peinture, plus j'ai à vous partager des informations. En fait, la Duchesse vaut la peine de prendre son temps.