Agir et penser comment tout le monde n’est jamais une recommandation; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Marguerite Yourcenar

dimanche 25 novembre 2012

Only Lyon

J'ai eu la chance il y a une semaine de passer quelques jours à Lyon. Pour l'amoureux que je suis des "cités", Lyon a tout pour plaire, dont son Musée des Beaux-Arts. De l'Antiquité aux objets d'arts, en passant par les arts graphiques, le Musée possède une très belle collection de peintures.

La vieillesse y est bien représentée. Voici mes coups de coeur :

Les deux toiles Salomon recevant la Reine Saba et Salomon adorant les idoles par Jacques Stella. Le premier propose un jeune roi Salomon, érudit, sage et vertueux, recevant la Reine Saba. Le roi est un personnage posé et équilibré.

Le second, illustre un vieux roi Salomon en pleine déchéance.



"Le Livre des Rois de l'Ancien Testament relate que dans sa vieillesse, le roi d'Israël Salomon se détourna du Dieu unique des Hébreux et, sous l'influence des femmes de son harem, adora différents dieux d'Orient (1Rs 11, 7-8). Dans un temple dont la rigoureuse architecture antique est ornée de motifs évoquant l'art égyptien, femmes et enfants se livrent à une joyeuse danse au son du sistre , du cor et du tambourin. Salomon à genoux prie un dieu à tête bovine qui trône sous un dais, entouré de vases précieux"[1]

La vieillesse est laissée pour compte. Rien de vertueux, rien de sagesse : seulement le vice et l'enchantement.

Autre coup de coeur : Le déluge de Joseph-Désiré Court.



Malgré que la mère et l'enfant semblent, selon certains, en sécurité, je suis toujours étonné de voir cet élan pour le vieillard en détresse. Il y a une vive tension entre la sagesse et l'ordre du passé (la barbe et la tunique rouge du vieillard) et les espoirs de demain (la femme s'accrochant à l'avenir représenté par le fils).

Enfin, une toile plus que renommée, La folle de Théodore Géricault.

 

Malgré que le sujet s'adresse à la folie, on ne peut pas échapper du regard les traits de la vieillesse : cheveux blancs et rides. Mais l'intensité du regard défi le temps! Le sujet est vraiment audacieux pour cette époque, 1819-1822, voire encore aujourd'hui. Un pareil sujet déplace beaucoup d'émotion sur la condition humaine.

Bref, Lyon, outre ses Bouchons et la Brasserie Georges (et tant d'autres!), a un sacré "beau" Musée des Beaux-Arts!

[1] http://www.mba-lyon.fr/mba/sections/fr/collections-musee/peintures/oeuvres-peintures/xviie_siecle/stella_salomon

vendredi 14 septembre 2012

La renaissance d'un blogeur

Enfin, je n'ai pas entendu 2 ans pour me remettre à écrire. Voilà un nouveau départ!
Un degré des âges tiré d'un psautier du 14e siècle. 

Psautier de Robert de Lisle, 14e siècle

Quel que soit l'âge, nous sommes tous égaux face Dieu...

mercredi 23 mars 2011

Suzanne et les vieillards

Un mea culpa s'impose. Je suis complètement submergé par la charge de travail et je n’ai ni le temps ni l'énergie de rassembler les informations à l'égard des Pinturas Negra. Le projet n'est pas abandonné, loin de là, mais est plutôt mis en veilleuse pour quelques mois. Depuis quelques semaines, j'étais en réflexion. Conséquent de nature, j'éprouvais une certaine réticence à écrire sur mon site d'autres choses avant d'avoir complété le projet sur Goya. Par contre, l'inactivité de mon site me contrariait. Pourquoi avoir un site sur l'art et la vieillesse si c'est pour qu'il n'y ait rien de nouveau pendant deux mois? La solution: un intermède entre Los Caprichos et Pinturas Negra de Goya. Ainsi, voici une petite capsule sur un thème précis parlant de la vieillesse.

Aujourd'hui, cette capsule raconte un récit mettant en scène une jeune femme, deux vieillards et un jeune prophète dénommé Daniel. Ce récit s'appelle Suzanne et les vieillards.

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Rembrandt (1647). Suzanne au bain

 

Livre de Daniel

Un Juif nommé Joakim avait pris pour femme Suzanne, une très belle femme profondément pieuse.  Tous deux vivaient dans une riche maison bordée d'un parc. Beaucoup de personnes venaient consulter Joakim, car il était estimé et respecté parmi les Juifs. Deux anciens du peuple juif, considérés pour leur sagesse, accompagnaient Joakim dans ses décisions.

En fin de journée, lorsque les consultations étaient terminées, Suzanne allait se promener dans le parc. Les deux anciens, voyant chaque jour la belle se promener, furent pris de désir pour elle, à un tel point, qu'ils perdirent la tête. Le feu de la convoitise les tourmentait et ils décidèrent de guetter l’occasion pour assouvir leur désir.

Un jour Suzanne se rendit avec deux servantes dans le parc, comme à l'habitude, et eut envie de se baigner. Elle demanda aux servantes d'aller lui chercher de l'huile et des parfums et de fermer les portes du parc afin qu'elle puisse se baigner tranquillement. 

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Delacroix (19e s.). La chaste Suzanne

Une fois Suzanne seule, les deux anciens, qui s'étaient cachés et qui l'épiaient, décidèrent de sortirent de leur cachette et dirent: "Personne ne nous voit. Nous sommes remplis de désir pour toi. Accepte donc de coucher avec nous!  Si tu refuses, nous t'accuserons d'être restée seule avec un jeune homme". Considérant qu'elle était perdue quel que soit son choix, Suzanne choisit de ne pas céder, et cela, afin de ne pas pécher. Elle poussa un grand cri, mais les deux anciens se mirent aussi à crier en l'accusant.  Des gens accourent et écoutèrent les mensonges des anciens:

« Comme nous nous promenions seuls dans le jardin, celle-ci est entrée avec deux servantes ; elle a fait fermer les portes du jardin et renvoyé les servantes ; puis un jeune homme qui était caché est venu vers elle et a péché avec elle. En voyant le crime, nous avons couru vers eux et nous les avons vus s'unir. De lui, nous n'avons pu nous rendre maîtres, parce qu'il était plus fort que nous et qu'ayant ouvert les portes, il s'est échappé. Mais nous avons demandé à Suzanne quel était ce jeune homme et elle n'a pas voulu nous le révéler. De tout cela nous sommes témoins. »

Devant ces faits, la jeune épouse se voit accusée et condamnée à mort. Suzanne répondit:

« Dieu éternel, qui connaît les secrets et qui sait tout avant que cela n'arrive, tu sais qu'ils ont porté contre moi un faux témoignage, et voici que je meurs sans avoir rien fait de ce que ceux-ci ont méchamment imaginé contre moi. »

Le Seigneur entendit l'appel de Suzanne et suscita la sainte protestation d'un jeune garçon nommé Daniel. Au moment de la condamnation, le jeune Daniel demande d'interroger séparément les deux anciens. Au premier, il demanda: "Si tu as vraiment surpris Suzanne en compagnie d'un jeune homme, dis-moi, sous quelle espèce d'arbre étaient-ils?". L'ancien répondit: "Sous un chêne". Daniel renvoya cet homme et il fit venir l'autre. Il posa la même question: "Dis-moi, sous quelle espèce d'arbre les as-tu surpris ensemble?". "Sous un châtaignier", répondit le second lascar. 

Daniel ayant ainsi mis à jour le mensonge des anciens épargna la vie de Suzanne en lavant la pieuse de tout soupçon d'adultère. Conformément à la loi de Moïse, les deux anciens furent exécutés. Depuis cet épisode, Daniel gagna le respect et l'estime de tout le monde.

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Pierre-Paul Rubens (1608). Suzanne et les vieillards

 

Et la vieillesse dans tout ça…

Le récit Suzanne et les vieillards est un bel exemple de la tension existant autour de la Genèse lorsqu’il est question de la vieillesse. D’une part, les vieux sont des “anciens” et détiennent une place primordiale dans la société: on les consulte, on les écoute et on les obéit. D’autre part, les vieux sont des “lascars”, de vieux pervers, qui n’arrivent pas à contrôler leurs passions. C’est bien ici une tension entre “sagesse” et “faiblesse” liée à l’âge.

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Lovis Corinth (1923). Suzanne et les vieillards

Mais encore, on peut aussi voir dans Suzanne et les vieillards, dans une certaine mesure, concerne un choc entre les générations. Les vieux d’un côté et, de l’autre, la jeune Suzanne et le jeune prophète Daniel. Malgré qu’on consulte les anciens pour leur sagesse et leur circonspection, il reste que la vieillesse n’est pas à l’abri du pêché. De plus, l’esprit vertueux et juste de Daniel montre que la sagesse n’est plus l’exclusivité de la vieillesse. Les bases du prestige associées à la vieillesse sont mises à l’épreuve et les anciens ne peuvent plus se targuer de leur sagesse et de leur expérience. Ce n’est plus le nombre d’années qui compte pour acquérir une sagesse, mais bien désormais l’action de l’individu. Par le fait même, le vieillissement n’est plus associé nécessairement à la vertu :

« Je suis un jeune moi, et vous des vieux. Aussi craignais-je et redoutais-je de vous exposer mon savoir. Je me disais : “L’âge parlera, le nombre des années enseignera la sagesse.” Mais en réalité, dans l’homme, c’est le souffle, l’inspiration du puissant qui rend intelligent. Être un ancien ne rend pas sage, et les vieillards ne discernent pas le droit » (Livre de Jacob)

Au sein du récit Suzanne et les vieillards, ce n’est pas seulement l’histoire de vieux libidineux accusant à tort Suzanne, mais plutôt une remise en question de la place politique et religieuse accordée à la vieillesse.

 

Conclusion

Suzanne et les vieillards constitue un récit biblique phare dans l’univers de la peinture, et cela, au côté des Judith et Holopherne, des St-Jérôme, des Sacrifice d’Isaac et bien d’autres. Il permet, à nous contemporains, de comprendre que les tensions existantes entre les générations, entre la jeunesse et la vieillesse, traversent l’histoire.

Voici déjà la fin de l’intermède. À la prochaine fois…

dimanche 9 janvier 2011

Los Caprichos

Introduction

Au matin du 6 février 1799, les Madrilènes découvrirent un recueil de 80 gravures réalisé par Francisco Goya. Ces gravures se voulurent une « […] critique des erreurs et des vices humains […] » (Symmons, 2002, p.182). L'œuvre est étrange, satirique et horrifiante. Les gravures mettent en scène des antihéros : criminel, prisonnier, prostituée, ivrogne, pervers ou charlatan. Goya dénonce, ou plutôt met en évidence, les tares de la société espagnole du 18e siècle : orgueil, avarice, envie, colère, impureté, gourmandise et paresse. Sept maux de la condition humaine; sept péchés capitaux. À partir des faims, des convoitises, des terreurs et des extases, le fils de la province d'Aragon fait surgir un aspect essentiel de l'« être » : l'angoisse (Bonnefoy, 2008).

Le terme Caprichos, à savoir « caprice » dans la langue de Molière, signifie l'envie et le désir soudain d'assouvir un besoin lié à l'humeur et la fantaisie. Ce terme fut utilisé auparavant par d'autres artistes, entre autres Jacques Callot (1592-1635), Piranèse (1720-1778) et Lorenzo Tiepolo (1736-1776), pour titrer leur propre recueil de gravures. Tous ces artistes, Goya y compris, poursuivirent de différentes manières le même but : figurer la condition humaine la plus primaire possible.

Le langage est donc celui de l'image. Malgré les quelques mots qui accompagnent chacune des gravures, Goya ne donna aucune réelle indication sur la signification des Caprichos. À un tel point que dès sa parution il fut nécessaire d'apporter des interprétations de toutes sortes. Connues sous les manuscrits d'Ayala, du Prado et de la Bibliothèque nationale de Madrid, ces interprétations n'offrent cependant pas de compréhension complète.

En ce qui traite de la vieillesse, les Caprichos sont sans pitié. En bon aristotélicien, Goya croit que la vertu et la raison ne dépendent pas de l'expérience accumulée à travers les années, mais plutôt de la seule nature de l'individu, donc de sa conduite. D'ailleurs, la vieillesse chez Goya en général, et particulièrement dans ses gravures, reprend en images les propos d'Aristote sur les vieillards :

« Ils sont d'esprit mesquin… ils ne désirent rien de grand ni d'extraordinaire… ils sont parcimonieux… ils sont craintifs et enclins à s'effrayer d'avance… ils sont refroidis… en sorte que la vieillesse a frayé le chemin de la poltronnerie… ils sont égoïstes, plus qu'il ne faut… ils sont imprudents, plutôt que pudiques… il sont peu portés à l'espoir… ils vivent par le souvenir plus que par l'espérance… cette même cause les rend bavards : ils parlent sans cesse… leurs emportements sont vifs, mais faibles… ils n'aiment pas la plaisanterie ni le rire; aime à se lamenter… » (Minois, 1987, p.96).

Voilà la vieillesse à travers les Caprichos de Goya. Rien d'attirant. Le bien et le beau sont carrément absents.

Parmi les 80 gravures que contiennent les Caprichos, onze mettent en scène sans équivoque la vieillesse :

Están calientes (gravure 13), Bien tirada està (17), Chitón (28), Esto si que es leer (29), ¿Por qué esconderlos? (30), El sueño de la razón produce monstruos (43), Hilan delgado (44), Mucho hay que chupar (45), Corrección (46), Obsequio á el maestro (47), Hasta la muerte (55), Y aun no se van! (59), Quien lo creyera! (62), Linda maestra! (68).

Parmi eux, j'en ai choisi quatre. Elles abordent crûment la vieillesse selon différents aspects : la sorcellerie, la vanité, la sexualité et la mortalité. Mais tout d'abord, et cela en guise d'introduction, je propose de regarder Le sommeil de la raison engendre des monstres. Cette gravure est la plus connue de Goya, et reflète en partie le caractère des Caprichos.

El sueño de la razón produce monstruos

Lorsque nos yeux s'arrêtent sur cette gravure, on ne peut que réentendre la poésie de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), contemporain de Goya : « Ces êtres volants hideux, équivoques. Ce déplaisant cortège de la nuit, qui se déploie et bourdonne dans ma tête ».

Goya est endormi sur une table de travail. Écrivait-il? Dessinait-il? Feuille de papier, crayon et pinceau jonchent la table. Il n'est pas seul, une horde de créatures nocturnes l'encerclent. En tout, nous y retrouvons un lynx (emblème de la vue perçante), un chat (animal diabolique, attribut des sorcières), des chauves-souris (mammifères des ténèbres) et plusieurs chouettes (oiseaux nocturnes, symbole de la mort et de l'obscurité). L'atmosphère de la scène est inquiétante. Seul Goya est frappé d'une maigre lumière. Les ténèbres l'enveloppent de toute part.

Sur le piédestal de sa table une inscription : El sueño de la razón produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres). Est-ce une indication de la part de Goya au sujet des Caprichos? « Voilà ce qui m'est arrivé lorsque ma raison s'est endormie, voici mon récit ». Est-ce plutôt une mise en garde de l'auteur adressé à tous? « Voyez les maux lorsque les personnes n'entendent pas la raison ». Quoi qu'il en soit, Goya exprime clairement son affiliation avec les penseurs des Lumières et de la Modernité. Les Caprichos sont une œuvre moderne, dans son contraste entre le beau et le laid.


Hilan delgado

Hilan delgado, ou « Elles filent doux ». Voici la vieillesse ingrate, laide et difforme. Ces vieilles ne sont pas des êtres normaux. Le balai est le symbole de la sorcellerie. Cette vieillesse est donc celle de la sorcellerie. En fait, pour être plus exacte, c'est plutôt la vieillarde en tant que sorcière : thème si répandu dans la littérature et dans l'art (Cordone, 2009). L'ambiance est à la diablerie, au malheur et au sortilège.

Trois vieilles hideuses aux corps osseux, aux yeux contusionnés et aux bouches édentés, filent tranquillement. La vieillesse est ravageuse, impitoyable. À l'arrière de la scène, un faisceau de fils suspendant des bébés nous plonge dans une ambiance d'horreur. L'opposition entre l'enfance sacrifiée et la vieillesse destructrice jettent une impression de fatalité. N'y a-t-il aucun espoir?

Filent-elles la destinée des hommes, comme le mythe gréco-latin des Parques (repris par Goya dans les Pinturas negras)? Divinités maîtresses de la destinée humaine, filles de la nuit et du destin, ces trois sœurs (Clotho, Lachésis et Atropos) gouvernent les êtres humains de la naissance à la mort. Atropos, le moment venu, tranche le fil de la destinée humaine. L'impression de fatalité imprégnée dans la gravure résonne avec la fatalité de nos vies, dont le destin nous amène inéluctablement à notre fin.


Hasta la muerte

Hasta la muerte, ou « Jusqu'à la mort ». La vieillesse est vaniteuse, crédule et absurde lorsqu'elle poursuit la chimère de la jeunesse éternelle. La vieille squelettique se pare d'un bonnet à rubans en admirant sa beauté (illusoire) dans un miroir. En arrière-plan, trois personnes se moquent d'elle; de sa laideur, de sa crédulité, de sa vanité…

Cette satire de la vanité, à l'instar de la Duchesse laide de Metsys, prend en partie sa source dans les propos d'Érasme dans L'éloge de la folie :

« Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu'on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : 'La vie est belle ! Chacun se moque et les dit ce qu'elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d'elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses »

Mais encore, en mettant en scène le miroir (symbole de la vérité et de la connaissance, mais aussi de la vanité et du narcissisme), Goya montre notre incapacité à discerner nos illusions et nos mensonges (Buchholz, 2000). Le regard de la vieille porté sur le miroir reste aveugle à la réalité et entretien l'illusion.


Linda maestra!

Linda maestra, ou « Jolie maîtresse ». Une vieille sorcière desséchée et une jeune apprentie aux formes prometteuses volent à califourchon sur un balai. Un hibou les accompagne dans cette escapade nocturne. Les deux sorcières s'opposent violemment : la vieillesse rêche et décharnée, la jeune fraîche et lascive.

Cette gravure aborde de plain-pied la sexualité. Le balai est ici un objet sexuel apparent, dont les sorcières enfourchent avec assurance. Eleanor Sayre a fait remarquer que l'apprentie vole les jambes amplement écartées, et que le terme « s'envoler » en espagnol signifie aussi « avoir un orgasme ».

Est-il concevable d'envisager la vieille à travers une pareille interprétation? S'envoie-t-elle aussi en l'air? Goya bouscule la moralité en suggérant les mœurs légères et charnelles de la vieille. La vieillesse et le sexe; dernier tabou.


Y aun no se van!

Y aun no se van!, ou « Et ils ne s'en vont pas encore! ». Théophile Gautier, poète et romancier français, dira de cette gravure qu'elle est « le plus épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé ». Une créature squelettique peine à retenir ce qui semble être une immense dalle. Par son visage cadavéreux, mais surtout par sa force surnaturelle, cette créature paraît être un revenant, un mort-vivant.

Derrière lui se dessinent des silhouettes de vieillardes horrifiées. Elles semblent pénétrer de peur. Ont-elles peur de mourir? Quels pactes ces vieilles femmes ont-elles conclus avec le mort-vivant, car il semble soutenir l'inévitable poids du destin?

Une pareille trame narrative entre la mort et la vieillesse pousse à se questionner : la peur de mourir peut-elle aussi être la peur de vieillir? « L'avant-garde de la mort, c'est le vieillissement, et de ce fait, connaître le vieillissement, c'est aussi connaître la mort » écrit le sociologue Edgar Morin (1970, p.334). Que connaissons-nous de la mort réellement? Elle est la seule vérité, le seul absolu, elle est inévitable. La mort porte l'inscription Lasciate ogni speranza : « abandonner tout espoir ». La vieillesse n'est qu'un prélude, dont certains peuvent défier le raisonnable afin d'éviter l'inévitable.


Conclusion

Goya fait appel à la raison, à l'entendement, à l'esprit humain à travers les Caprichos. Les maux et les vices sont la conséquence du sommeil de la raison. La vieillesse, sous toutes ses formes, apparaît dans les nombreuses gravures.

Au plan figuratif, les Caprichos sont sans pitié pour la vieillesse. Elles donnent le cafard. Elles annoncent les Pinturas negras. Néanmoins, elles illustrent combien le sentiment général envers la vieillesse est synonyme de vices et de maux. Pouvons-nous réellement dire autrement? La vieillesse n'est point la jeunesse, en tous sens d'ailleurs. Elle est, dans sa chair, une décrépitude, une finalité.

Mais la vieillesse ne doit pas se limiter à sa chair. Aristote a beau observer la vieillesse, il tombe par contre dans le piège de ne pas abstraire la vieillesse de sa sénescence. Cette période de la vie n'est pas seulement une série d'erreurs génétiques, d'effets environnementaux ou de stress cellulaire, elle est aussi un moment intimement introspectif. La vie et le destin s'unissent durant la vieillesse afin de mieux comprendre notre existence. La vieillesse constitue un temps de prédilection pour exister, pour se situer, pour vivre.


Références

Bonnefoy, Y. (2008). Les Caprices, nuit et lumière, in Somogy édition d’art.
Buchholz, E. L. (2000). Goya. Cologne: Könemann.
Collectif. (2008). Goya - Les Caprices. Paris : Somogy édition d’art.
Cordone, C. S. (2009). Le Crépuscule du corps. Infolio éditions.
Minois, G. (1987). Histoire de la vieillesse en occident: De l'antiquité à la renaissance. Paris: Fayard.
Morin, E. (1970). L'homme et la mort. Paris: Seuil.
Rocquet, C.-H. (2008). Goya. Paris: Buchet/Chastel.
Symmons, S. (2002). Goya. Paris : Phaidon.

lundi 25 octobre 2010

Francisco Goya, 1746-1828

Francisco José de Goya y Lucientes n'est pas un personnage facile à saisir. Né dans une humble demeure, il atteindra les sommets de la société espagnole à la fin de sa vie. Peintre prisé et haï de son époque, il sera pour plusieurs contemporains le premier peintre de la modernité. Mais encore, si on veut comprendre et apprécier Goya, on ne peut pas le réduire à lui-même. Goya est le fruit de la Tradition et la Modernité qui s'entrechoquent au tournant du 18e et 19e siècle. "Goya! Un homme qui exprime tout un peuple. Une œuvre immense de dessinateur et de peintre, qui retrace toute l'histoire, et la plus secrète, de ce peuple, et qui prélude en même temps aux manifestations les plus révolutionnaires de l'art contemporain [...]" (Formaggio, 1960, p.5). À travers sa vie et son œuvre,il se joue l'Histoire.

Afin de mettre un peu d'ordre dans son parcours, je divise mes propos en six parties.


Les années d'apprentis
sages (1746-1783)

Goya naquit à Fuendetodos, une petite commune d'habitants près de Saragosse dans la province d'Aragon, dans une humble demeure le 30 mars 1746. Fil s de doreur, Goya commença sa formation artistique auprès de José Luzan, artisan de Saragosse, d'où il deviendra son apprenti dans son atelier.


(Autoportrait, 1771-1775)

À l'âge de 17 ans, Goya participa au concours de bourses de l'Académie Royale de San Fernando à Madrid. Ce fut un échec. Il tenta à nouveau sa chance en 1766, mais en vain. Le jeune Goya n'est ni un érudit ni un noble. Il est, selon Gudiol (1968),
un " [...] turbulent et batailleur, d'une éducation rudimentaire et d'une pétulance ingénue. Ses lettres de jeunesse révèlent sa sincérité sans fards, sa passion pour les courses de taureaux, la chasse et les fêtes populaires" (Gudiol, 1968, p.11). D'une part, cette particularité de la personnalité de Goya se refléte dans l'ensemble de son art, entre autres à partir de son talent à peindre humainement les gens, avec leurs défauts et leurs laideurs, et cela à contre-courant des conventions artistiques et morales. D'autre part, on peut aussi dire que Goya est avant tout le résultat de sa passion. Ce qui semble avoir porté Goya à sa gloire n'est aucunement lié à son talent d'artiste, mais plutôt à sa qualité de savoir s'entourer des bons amis, aux bons moments.

En 1774, Goya entra à l'atelier de Francisco Bayeu à Madrid, peintre de renom, sous les recommandations de Anton Raphael Mengs. À ses côtés, l'enfant de la province d'Aragon développa grandement son esthétique académique. À partir de ce moment, Goya traversa une étape importante de sa vie. Il sort du rôle de peintre provincial qu'il était pour atteindre les balbutiements de la notoriété. Mais ce passage se fait à un prix: "Il saute aux yeux que le passage entre la libre exaltation de sa période de débutant et la discipline rigide imposée par les directives de Francisco Bayeu, lui ont créé un complexe d'infériorité [...] Nous avons tout lieu de penser que Goya fut, en réalité, un faible, artiste plein de fermeté, mais dénué d'assurance dans ses relations avec le monde extérieur" (Gudiol, 1968, p.17). Cette nouvelle particularité de la personnalité de Goya me laisse perplexe: du turbulent et batailleur garçon de Saragosse, Goya devient un faible et lâche artisan de Madrid... La réalité, et par le fait même la vérité, trouvent souvent un juste milieu.

Durant cette période auprès de Bayeu, Goya peignit en grande partie des cartons pour tapisseries pour les habitations de la famille royale. Déjà, dans les cartons pour tapisseries, on remarque une préoccupation pour Goya à peindre le monde populaire, la vie quotidienne des gens, voire des scènes de la misère sociale. En effet, "[...] derrière le côté anecdotique de ces scènes, se trouve une vision universelle de l'être humain et de son comportement, à la base de ses oeuvres ultérieures" (Museo del Prado, 2009, p.166).


(Le Maçon blessé, 1786-1787)

Ces cartons pour tapisseries furent des œuvres préparatoires pour Goya. D'un côté, il raffina grandement son art. D'un autre côté, les cartons lui permirent de se faire connaître à la cour d'Espagne.

Les années du peintre royal (1783-1792)


(Goya peignant, 1790-1795)

En 1789, avec l'arrivée au trône d'Espagne de Charles IV et de Marie-Louise, Goya fut nommé peintre de la Chambre du roi. Après seulement six années d'activité à la cour, Goya devint l'un des peintres les plus convoités de son époque. Ainsi, il peignit le portrait du comte Floridablanca, le portrait de la famille du duc d'Osuna, le portrait de Manuel Osorio Manrique de Zuniga et, bien sûr, ceux du roi et de la reine. Ce prestige à la cour permit à Goya de développer des amitiés auprès d'aristocrates influents, qui furent pour lui des protecteurs: "Ces hommes nourrirent les préoccupations intellectuelles, morales et politiques de Goya, qui transparaissent dans ses œuvres, surtout dans les séries de dessins et d'estampes à l'eau-fortes" (Museo del Prado, 2009, p.172).


La première crise (1793-1798)
En 1793, Goya tomba grièvement malade suite à un voyage à Cadix. Cet événement le laissa complètement sourd et changera considérablement le cours de
sa vie. De cette épreuve terrible, son art sortira complètement transformé.


(Goya et son médecin Arrieta, 1820)

"Dorénavant, il est muré en lui-même, exclu du commerce des hommes, dans la solitude du silence; et cet exil brutal qui lui impose sa disgrâce physique l'amène à élargir sa réflexion intérieure et à affronter la réalité sans intermédiaire et sans masque. C'est alors que son imagination lui permet d'analyser la réalité, d'en tirer des suggestions infinies et diverses et, par la transfiguration du réel, par le rêve et l'exaltation lyrique, de sortir vainqueur de cette épreuve grâce à une rigueur morale quasiment religieuse qui transcende toute chose" (Abburuzzese, 1968, p.9)

C'est à partir de ce moment que l'œuvre de Goya s'érige enfin comme précurseur de l'art moderne. Et pour cause, l'artiste se plia de moins en moins aux conventions afin d'imposer un style et un goût personnel. Le Naufrage (1793-1794), l'Attaque d'une calèche par des bandits (1793-1794), la fresque pour la chapelle San Antonio de la Florida (1798), la Lanterne du diable (1797-1798) et les Caprichos (1797-1799) ne sont que les exemples les plus révélateurs de cette période. En ce qui concerne les Caprichos, je détaillerai cette série d'eau-forte lors d'un prochain billet sur mon site L'art et la vieillesse.


Les années du maître (1799-1807)
Le titre de premier peintre de la Chambre du roi fut attribué à Goya en 1799. Durant cette période, il peignit entre autres le Portrait de la famille de Charles IV (1800-1801). Reprenant la trame figurative du célèbre tableau de Vélasquez Le
s Ménimes (1656), Goya représenta les membres de la famille royale telle qu'ils étaient: ni plus beaux, ni plus intelligents. La scène est finement équilibrée et fait ressortir un naturel humain à travers les personnages. Il y a certes une royauté, avec ses habits flamboyants et ses bijoux étincelants, mais cette royauté est avant tout humaine.


(Portrait de la famille de Charles IV,1800-1801)

Durant cette courte période, Goya peignit aussi de nombreux portraits de la haute bourgeoisie madrilène. À ce moment de sa vie, il est sans conteste au sommet de sa renommée! Son style est convoité par plusieurs. Il peignit à cette époque les célèbres La Maja vestida et La Maja desnuda (1798-1805) pour l'un des plus puissants personnages d'Espagne de cette époque, Manuel Godoy, général de l'armée espagnole et amant de la reine. Longtemps, La Maja desnuda resta caché aux yeux du public, et ce ne fut qu'à part
ir de 1814 que Goya eu les soupçons de la part de l'Inquisition. En effet, il était interdit à cette époque de peindre le corps humain nu, sauf de manière allégorique. La Maja desnuda n'a rien d'allégorique, elle a tout de moderne: "La fin du mensonge érotique. La fin de la nudité allégorique. C'est l'unique nu de Goya, mais il dévoile davantage que des tonnes de chair académique ne le feraient" (Buchholz, 2000, p.63).


La deuxième crise (1808-1818)
La deuxième crise que traversa Goya à partir de 1808 fut politique. Les troupes de Napoléon envahirent l'Espagne afin d'y déposer le roi Charles IV. Pendant près de cinq ans, Joseph Bonaparte, le frère de Napoléon, dirigea l'Espagne, o
u plutôt contint la révolte espagnole.

"Au début, avec ses amis "éclairés", Goya servit le régime de Joseph Bonaparte, acceptant l'occupation napoléonienne comme moyen de faire entre, dans une Espagne isolée et absolutiste, les progrès de la Révolution française et un air nouveau de liberté et de rationalisme. Mais la guerre, avec son cortège de cruautés et d'injustices, sera pour lui une terrible déception [...]" (Museo del Prado, 2009, p.172). En effet, malgré que Goya appuya les idées libérales apportées par la guerre napoléonienne de 1808, il témoigna rapidement des horreurs de la guerre à travers une autre série d'eau-forte intitulée Désastres de la guerre.

Avec le départ des Français en 1814, l'Espagne fut de retour sous un régime absolutiste. Ferdinand VII succéda à son père, Charles IV, et mena un régime de fer: les idées libérales furent condamnées et l'Inquisition, qui était abolie durant la guerre, fut de retour en force. Goya, malgré qu'il était toujours le premier peintre de la Chambre du roi, fût désormais écarté de la scène de la cour. Son dernier chef d'œuvre à la cour reste sans contredit la composition de deux grandes peintures: Dos de Mayo (1814) et Tres de Mayo (1814).



Ces tableaux commémorent la résistance espagnole. Ces scènes historiques sont "[...] sans rhétoriques et sans héros: jamais la peinture n'avait abordé des expériences humaines plus vraies et plus profondes" (Gudiol, 1968, p.13).

Goya fut remplacé en 1816 par Vincente Lopez comme nouveau peintre de la Chambre du roi.


Les dernières années (1819-1829)

En 1819, Goya tomba encore grièvement malade et échappa de peu à la mort. Après sa guérison, il acheta une maison de campagne aux environs de Madrid. Cette maison est connue sous le nom Quinta del Sordo, ou la maison du sourd. Âgé de 73 ans, Goya fut désormais complètement retiré de la vie publique. Il décora cette maison d'une série de tableaux des plus étranges et effrayants, ce sont les Pinturas negras (1819-1823). Ces peintures noires constituent en tout quatorze oeuvres explorant les profondeurs de l'existence humaine, tant au plan individuelles que sociales et mythologiques. Ces oeuvres feront l'objet d'un billet de ma part d'ici Noël. Ce qui est à retenir, c'est à cette période de sa vie, Goya réussit à illustrer les angoisses existentielles qui nous animent: entre autres la mort et le destin.

urant cette période, il y a définitivement un passage chez Goya dans le désespoir. Le monde qu'il a connu et côtoyé a disparu. Les horreurs de sa surdité, de la guerre, du despotisme et de l'Inquisition le laissent amer face aux cruautés de la vie. À ses convictions libérales inspirées du siècle des Lumières, succèderont un regard troublé et désillusionné.

Il est facile de sauter aux conclusions : cette période noire de la vie de Goya est un caractère de sa vieillesse. Par contre, Goya garda le meilleur de lui-même dans les tous derniers moments de son existence.

En 1824, il s'exila volontairement en France, à Bordeaux, suite aux pressions et les menaces à l'intérieur du régime de Ferdinand VII. À son arrivée à Bordeaux, l'un de ses amis raconta: "Goya est arrivé en effet, sourd, vieux, maladroit et faible, et sans parler un seul mot de français; il est venu sans domestique..., mais il est si curieux de découvrir le monde" (Buchhloz, 2000, p.87). Goya, au crépuscule de sa vie, afficha une grande vitalité artistique et humaine.


(J'apprends encore, 1824-1828)

Goya ne cessa d'explorer les limites de son art et, ainsi, s'ouvra à de nouveaux horizons. Il arriva à exercer un dynamisme intellectuel en s'appuyant en grande partie sur ses expériences, ses connaissances et sa sagesse. À l'évidence, Goya apprend encore à la fin de sa vie. Ces dernières années furent les plus créatrices de son œuvre: "Jusqu'au dernier moment, ce vieillard sourd fit preuve d'une activité étonnante. Poussé par la curiosité, il se rendit seul à Paris. Il fit expériences avec les techniques artistiques les plus modernes et peignit des tableaux qui dépassaient de loin l'art de son temps" (Buchhloz, 2000, p.85).

C'est le cas de l'Homme cherchant les puces (1824-1825). Dans cet ouvrage d'aquarelle sur ivoire, le mouvement et l'instant se côtoient.



Par un jeu d'ombre et de lumière et des traits vifs et robuste, Goya saisit la vie quotidienne d'un homme et de son chien. L'âge de Goya, tant par l'expérience d'une vie que par le fard des années, permet d'interpréter la réalité d'une manière peu commune à cette époque, c'est-à-dire complètement personnelle. À partir du moment qu'il fut isolé par sa surdité, mis à l'écart par la politique et exclu par sa vieillesse, Goya posséda en main une liberté absolue, que peu d'artistes auront de leur vivant.

À la toute fin, Goya meurt à Bordeaux le 16 avril 1828, soit à l'âge de 82 ans.

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Sources :

Abburuzzese, M. 1968. Goya. Paris: Flammarion.

Buchholz, E. L. 2000. Goya. Cologne: Könemann

Formaggio, D. 1960. Francisco Goya 1746-1828. Paris: Larousse.

Gudiol, J. 1968. Goya. Paris: Cercle d'art.

Museo del Prado. 2009. Le Guide du Prado. Madrid : Museo del Prado