Agir et penser comment tout le monde n’est jamais une recommandation; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Marguerite Yourcenar

mercredi 23 mars 2011

Suzanne et les vieillards

Un mea culpa s'impose. Je suis complètement submergé par la charge de travail et je n’ai ni le temps ni l'énergie de rassembler les informations à l'égard des Pinturas Negra. Le projet n'est pas abandonné, loin de là, mais est plutôt mis en veilleuse pour quelques mois. Depuis quelques semaines, j'étais en réflexion. Conséquent de nature, j'éprouvais une certaine réticence à écrire sur mon site d'autres choses avant d'avoir complété le projet sur Goya. Par contre, l'inactivité de mon site me contrariait. Pourquoi avoir un site sur l'art et la vieillesse si c'est pour qu'il n'y ait rien de nouveau pendant deux mois? La solution: un intermède entre Los Caprichos et Pinturas Negra de Goya. Ainsi, voici une petite capsule sur un thème précis parlant de la vieillesse.

Aujourd'hui, cette capsule raconte un récit mettant en scène une jeune femme, deux vieillards et un jeune prophète dénommé Daniel. Ce récit s'appelle Suzanne et les vieillards.

clip_image001

Rembrandt (1647). Suzanne au bain

 

Livre de Daniel

Un Juif nommé Joakim avait pris pour femme Suzanne, une très belle femme profondément pieuse.  Tous deux vivaient dans une riche maison bordée d'un parc. Beaucoup de personnes venaient consulter Joakim, car il était estimé et respecté parmi les Juifs. Deux anciens du peuple juif, considérés pour leur sagesse, accompagnaient Joakim dans ses décisions.

En fin de journée, lorsque les consultations étaient terminées, Suzanne allait se promener dans le parc. Les deux anciens, voyant chaque jour la belle se promener, furent pris de désir pour elle, à un tel point, qu'ils perdirent la tête. Le feu de la convoitise les tourmentait et ils décidèrent de guetter l’occasion pour assouvir leur désir.

Un jour Suzanne se rendit avec deux servantes dans le parc, comme à l'habitude, et eut envie de se baigner. Elle demanda aux servantes d'aller lui chercher de l'huile et des parfums et de fermer les portes du parc afin qu'elle puisse se baigner tranquillement. 

clip_image002

Delacroix (19e s.). La chaste Suzanne

Une fois Suzanne seule, les deux anciens, qui s'étaient cachés et qui l'épiaient, décidèrent de sortirent de leur cachette et dirent: "Personne ne nous voit. Nous sommes remplis de désir pour toi. Accepte donc de coucher avec nous!  Si tu refuses, nous t'accuserons d'être restée seule avec un jeune homme". Considérant qu'elle était perdue quel que soit son choix, Suzanne choisit de ne pas céder, et cela, afin de ne pas pécher. Elle poussa un grand cri, mais les deux anciens se mirent aussi à crier en l'accusant.  Des gens accourent et écoutèrent les mensonges des anciens:

« Comme nous nous promenions seuls dans le jardin, celle-ci est entrée avec deux servantes ; elle a fait fermer les portes du jardin et renvoyé les servantes ; puis un jeune homme qui était caché est venu vers elle et a péché avec elle. En voyant le crime, nous avons couru vers eux et nous les avons vus s'unir. De lui, nous n'avons pu nous rendre maîtres, parce qu'il était plus fort que nous et qu'ayant ouvert les portes, il s'est échappé. Mais nous avons demandé à Suzanne quel était ce jeune homme et elle n'a pas voulu nous le révéler. De tout cela nous sommes témoins. »

Devant ces faits, la jeune épouse se voit accusée et condamnée à mort. Suzanne répondit:

« Dieu éternel, qui connaît les secrets et qui sait tout avant que cela n'arrive, tu sais qu'ils ont porté contre moi un faux témoignage, et voici que je meurs sans avoir rien fait de ce que ceux-ci ont méchamment imaginé contre moi. »

Le Seigneur entendit l'appel de Suzanne et suscita la sainte protestation d'un jeune garçon nommé Daniel. Au moment de la condamnation, le jeune Daniel demande d'interroger séparément les deux anciens. Au premier, il demanda: "Si tu as vraiment surpris Suzanne en compagnie d'un jeune homme, dis-moi, sous quelle espèce d'arbre étaient-ils?". L'ancien répondit: "Sous un chêne". Daniel renvoya cet homme et il fit venir l'autre. Il posa la même question: "Dis-moi, sous quelle espèce d'arbre les as-tu surpris ensemble?". "Sous un châtaignier", répondit le second lascar. 

Daniel ayant ainsi mis à jour le mensonge des anciens épargna la vie de Suzanne en lavant la pieuse de tout soupçon d'adultère. Conformément à la loi de Moïse, les deux anciens furent exécutés. Depuis cet épisode, Daniel gagna le respect et l'estime de tout le monde.

clip_image003

Pierre-Paul Rubens (1608). Suzanne et les vieillards

 

Et la vieillesse dans tout ça…

Le récit Suzanne et les vieillards est un bel exemple de la tension existant autour de la Genèse lorsqu’il est question de la vieillesse. D’une part, les vieux sont des “anciens” et détiennent une place primordiale dans la société: on les consulte, on les écoute et on les obéit. D’autre part, les vieux sont des “lascars”, de vieux pervers, qui n’arrivent pas à contrôler leurs passions. C’est bien ici une tension entre “sagesse” et “faiblesse” liée à l’âge.

clip_image004

Lovis Corinth (1923). Suzanne et les vieillards

Mais encore, on peut aussi voir dans Suzanne et les vieillards, dans une certaine mesure, concerne un choc entre les générations. Les vieux d’un côté et, de l’autre, la jeune Suzanne et le jeune prophète Daniel. Malgré qu’on consulte les anciens pour leur sagesse et leur circonspection, il reste que la vieillesse n’est pas à l’abri du pêché. De plus, l’esprit vertueux et juste de Daniel montre que la sagesse n’est plus l’exclusivité de la vieillesse. Les bases du prestige associées à la vieillesse sont mises à l’épreuve et les anciens ne peuvent plus se targuer de leur sagesse et de leur expérience. Ce n’est plus le nombre d’années qui compte pour acquérir une sagesse, mais bien désormais l’action de l’individu. Par le fait même, le vieillissement n’est plus associé nécessairement à la vertu :

« Je suis un jeune moi, et vous des vieux. Aussi craignais-je et redoutais-je de vous exposer mon savoir. Je me disais : “L’âge parlera, le nombre des années enseignera la sagesse.” Mais en réalité, dans l’homme, c’est le souffle, l’inspiration du puissant qui rend intelligent. Être un ancien ne rend pas sage, et les vieillards ne discernent pas le droit » (Livre de Jacob)

Au sein du récit Suzanne et les vieillards, ce n’est pas seulement l’histoire de vieux libidineux accusant à tort Suzanne, mais plutôt une remise en question de la place politique et religieuse accordée à la vieillesse.

 

Conclusion

Suzanne et les vieillards constitue un récit biblique phare dans l’univers de la peinture, et cela, au côté des Judith et Holopherne, des St-Jérôme, des Sacrifice d’Isaac et bien d’autres. Il permet, à nous contemporains, de comprendre que les tensions existantes entre les générations, entre la jeunesse et la vieillesse, traversent l’histoire.

Voici déjà la fin de l’intermède. À la prochaine fois…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire