Agir et penser comment tout le monde n’est jamais une recommandation; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Marguerite Yourcenar

dimanche 9 janvier 2011

Los Caprichos

Introduction

Au matin du 6 février 1799, les Madrilènes découvrirent un recueil de 80 gravures réalisé par Francisco Goya. Ces gravures se voulurent une « […] critique des erreurs et des vices humains […] » (Symmons, 2002, p.182). L'œuvre est étrange, satirique et horrifiante. Les gravures mettent en scène des antihéros : criminel, prisonnier, prostituée, ivrogne, pervers ou charlatan. Goya dénonce, ou plutôt met en évidence, les tares de la société espagnole du 18e siècle : orgueil, avarice, envie, colère, impureté, gourmandise et paresse. Sept maux de la condition humaine; sept péchés capitaux. À partir des faims, des convoitises, des terreurs et des extases, le fils de la province d'Aragon fait surgir un aspect essentiel de l'« être » : l'angoisse (Bonnefoy, 2008).

Le terme Caprichos, à savoir « caprice » dans la langue de Molière, signifie l'envie et le désir soudain d'assouvir un besoin lié à l'humeur et la fantaisie. Ce terme fut utilisé auparavant par d'autres artistes, entre autres Jacques Callot (1592-1635), Piranèse (1720-1778) et Lorenzo Tiepolo (1736-1776), pour titrer leur propre recueil de gravures. Tous ces artistes, Goya y compris, poursuivirent de différentes manières le même but : figurer la condition humaine la plus primaire possible.

Le langage est donc celui de l'image. Malgré les quelques mots qui accompagnent chacune des gravures, Goya ne donna aucune réelle indication sur la signification des Caprichos. À un tel point que dès sa parution il fut nécessaire d'apporter des interprétations de toutes sortes. Connues sous les manuscrits d'Ayala, du Prado et de la Bibliothèque nationale de Madrid, ces interprétations n'offrent cependant pas de compréhension complète.

En ce qui traite de la vieillesse, les Caprichos sont sans pitié. En bon aristotélicien, Goya croit que la vertu et la raison ne dépendent pas de l'expérience accumulée à travers les années, mais plutôt de la seule nature de l'individu, donc de sa conduite. D'ailleurs, la vieillesse chez Goya en général, et particulièrement dans ses gravures, reprend en images les propos d'Aristote sur les vieillards :

« Ils sont d'esprit mesquin… ils ne désirent rien de grand ni d'extraordinaire… ils sont parcimonieux… ils sont craintifs et enclins à s'effrayer d'avance… ils sont refroidis… en sorte que la vieillesse a frayé le chemin de la poltronnerie… ils sont égoïstes, plus qu'il ne faut… ils sont imprudents, plutôt que pudiques… il sont peu portés à l'espoir… ils vivent par le souvenir plus que par l'espérance… cette même cause les rend bavards : ils parlent sans cesse… leurs emportements sont vifs, mais faibles… ils n'aiment pas la plaisanterie ni le rire; aime à se lamenter… » (Minois, 1987, p.96).

Voilà la vieillesse à travers les Caprichos de Goya. Rien d'attirant. Le bien et le beau sont carrément absents.

Parmi les 80 gravures que contiennent les Caprichos, onze mettent en scène sans équivoque la vieillesse :

Están calientes (gravure 13), Bien tirada està (17), Chitón (28), Esto si que es leer (29), ¿Por qué esconderlos? (30), El sueño de la razón produce monstruos (43), Hilan delgado (44), Mucho hay que chupar (45), Corrección (46), Obsequio á el maestro (47), Hasta la muerte (55), Y aun no se van! (59), Quien lo creyera! (62), Linda maestra! (68).

Parmi eux, j'en ai choisi quatre. Elles abordent crûment la vieillesse selon différents aspects : la sorcellerie, la vanité, la sexualité et la mortalité. Mais tout d'abord, et cela en guise d'introduction, je propose de regarder Le sommeil de la raison engendre des monstres. Cette gravure est la plus connue de Goya, et reflète en partie le caractère des Caprichos.

El sueño de la razón produce monstruos

Lorsque nos yeux s'arrêtent sur cette gravure, on ne peut que réentendre la poésie de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), contemporain de Goya : « Ces êtres volants hideux, équivoques. Ce déplaisant cortège de la nuit, qui se déploie et bourdonne dans ma tête ».

Goya est endormi sur une table de travail. Écrivait-il? Dessinait-il? Feuille de papier, crayon et pinceau jonchent la table. Il n'est pas seul, une horde de créatures nocturnes l'encerclent. En tout, nous y retrouvons un lynx (emblème de la vue perçante), un chat (animal diabolique, attribut des sorcières), des chauves-souris (mammifères des ténèbres) et plusieurs chouettes (oiseaux nocturnes, symbole de la mort et de l'obscurité). L'atmosphère de la scène est inquiétante. Seul Goya est frappé d'une maigre lumière. Les ténèbres l'enveloppent de toute part.

Sur le piédestal de sa table une inscription : El sueño de la razón produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres). Est-ce une indication de la part de Goya au sujet des Caprichos? « Voilà ce qui m'est arrivé lorsque ma raison s'est endormie, voici mon récit ». Est-ce plutôt une mise en garde de l'auteur adressé à tous? « Voyez les maux lorsque les personnes n'entendent pas la raison ». Quoi qu'il en soit, Goya exprime clairement son affiliation avec les penseurs des Lumières et de la Modernité. Les Caprichos sont une œuvre moderne, dans son contraste entre le beau et le laid.


Hilan delgado

Hilan delgado, ou « Elles filent doux ». Voici la vieillesse ingrate, laide et difforme. Ces vieilles ne sont pas des êtres normaux. Le balai est le symbole de la sorcellerie. Cette vieillesse est donc celle de la sorcellerie. En fait, pour être plus exacte, c'est plutôt la vieillarde en tant que sorcière : thème si répandu dans la littérature et dans l'art (Cordone, 2009). L'ambiance est à la diablerie, au malheur et au sortilège.

Trois vieilles hideuses aux corps osseux, aux yeux contusionnés et aux bouches édentés, filent tranquillement. La vieillesse est ravageuse, impitoyable. À l'arrière de la scène, un faisceau de fils suspendant des bébés nous plonge dans une ambiance d'horreur. L'opposition entre l'enfance sacrifiée et la vieillesse destructrice jettent une impression de fatalité. N'y a-t-il aucun espoir?

Filent-elles la destinée des hommes, comme le mythe gréco-latin des Parques (repris par Goya dans les Pinturas negras)? Divinités maîtresses de la destinée humaine, filles de la nuit et du destin, ces trois sœurs (Clotho, Lachésis et Atropos) gouvernent les êtres humains de la naissance à la mort. Atropos, le moment venu, tranche le fil de la destinée humaine. L'impression de fatalité imprégnée dans la gravure résonne avec la fatalité de nos vies, dont le destin nous amène inéluctablement à notre fin.


Hasta la muerte

Hasta la muerte, ou « Jusqu'à la mort ». La vieillesse est vaniteuse, crédule et absurde lorsqu'elle poursuit la chimère de la jeunesse éternelle. La vieille squelettique se pare d'un bonnet à rubans en admirant sa beauté (illusoire) dans un miroir. En arrière-plan, trois personnes se moquent d'elle; de sa laideur, de sa crédulité, de sa vanité…

Cette satire de la vanité, à l'instar de la Duchesse laide de Metsys, prend en partie sa source dans les propos d'Érasme dans L'éloge de la folie :

« Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu'on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : 'La vie est belle ! Chacun se moque et les dit ce qu'elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d'elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses »

Mais encore, en mettant en scène le miroir (symbole de la vérité et de la connaissance, mais aussi de la vanité et du narcissisme), Goya montre notre incapacité à discerner nos illusions et nos mensonges (Buchholz, 2000). Le regard de la vieille porté sur le miroir reste aveugle à la réalité et entretien l'illusion.


Linda maestra!

Linda maestra, ou « Jolie maîtresse ». Une vieille sorcière desséchée et une jeune apprentie aux formes prometteuses volent à califourchon sur un balai. Un hibou les accompagne dans cette escapade nocturne. Les deux sorcières s'opposent violemment : la vieillesse rêche et décharnée, la jeune fraîche et lascive.

Cette gravure aborde de plain-pied la sexualité. Le balai est ici un objet sexuel apparent, dont les sorcières enfourchent avec assurance. Eleanor Sayre a fait remarquer que l'apprentie vole les jambes amplement écartées, et que le terme « s'envoler » en espagnol signifie aussi « avoir un orgasme ».

Est-il concevable d'envisager la vieille à travers une pareille interprétation? S'envoie-t-elle aussi en l'air? Goya bouscule la moralité en suggérant les mœurs légères et charnelles de la vieille. La vieillesse et le sexe; dernier tabou.


Y aun no se van!

Y aun no se van!, ou « Et ils ne s'en vont pas encore! ». Théophile Gautier, poète et romancier français, dira de cette gravure qu'elle est « le plus épouvantable cauchemar que nous ayons jamais rêvé ». Une créature squelettique peine à retenir ce qui semble être une immense dalle. Par son visage cadavéreux, mais surtout par sa force surnaturelle, cette créature paraît être un revenant, un mort-vivant.

Derrière lui se dessinent des silhouettes de vieillardes horrifiées. Elles semblent pénétrer de peur. Ont-elles peur de mourir? Quels pactes ces vieilles femmes ont-elles conclus avec le mort-vivant, car il semble soutenir l'inévitable poids du destin?

Une pareille trame narrative entre la mort et la vieillesse pousse à se questionner : la peur de mourir peut-elle aussi être la peur de vieillir? « L'avant-garde de la mort, c'est le vieillissement, et de ce fait, connaître le vieillissement, c'est aussi connaître la mort » écrit le sociologue Edgar Morin (1970, p.334). Que connaissons-nous de la mort réellement? Elle est la seule vérité, le seul absolu, elle est inévitable. La mort porte l'inscription Lasciate ogni speranza : « abandonner tout espoir ». La vieillesse n'est qu'un prélude, dont certains peuvent défier le raisonnable afin d'éviter l'inévitable.


Conclusion

Goya fait appel à la raison, à l'entendement, à l'esprit humain à travers les Caprichos. Les maux et les vices sont la conséquence du sommeil de la raison. La vieillesse, sous toutes ses formes, apparaît dans les nombreuses gravures.

Au plan figuratif, les Caprichos sont sans pitié pour la vieillesse. Elles donnent le cafard. Elles annoncent les Pinturas negras. Néanmoins, elles illustrent combien le sentiment général envers la vieillesse est synonyme de vices et de maux. Pouvons-nous réellement dire autrement? La vieillesse n'est point la jeunesse, en tous sens d'ailleurs. Elle est, dans sa chair, une décrépitude, une finalité.

Mais la vieillesse ne doit pas se limiter à sa chair. Aristote a beau observer la vieillesse, il tombe par contre dans le piège de ne pas abstraire la vieillesse de sa sénescence. Cette période de la vie n'est pas seulement une série d'erreurs génétiques, d'effets environnementaux ou de stress cellulaire, elle est aussi un moment intimement introspectif. La vie et le destin s'unissent durant la vieillesse afin de mieux comprendre notre existence. La vieillesse constitue un temps de prédilection pour exister, pour se situer, pour vivre.


Références

Bonnefoy, Y. (2008). Les Caprices, nuit et lumière, in Somogy édition d’art.
Buchholz, E. L. (2000). Goya. Cologne: Könemann.
Collectif. (2008). Goya - Les Caprices. Paris : Somogy édition d’art.
Cordone, C. S. (2009). Le Crépuscule du corps. Infolio éditions.
Minois, G. (1987). Histoire de la vieillesse en occident: De l'antiquité à la renaissance. Paris: Fayard.
Morin, E. (1970). L'homme et la mort. Paris: Seuil.
Rocquet, C.-H. (2008). Goya. Paris: Buchet/Chastel.
Symmons, S. (2002). Goya. Paris : Phaidon.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire