Agir et penser comment tout le monde n’est jamais une recommandation; ce n’est pas toujours une excuse. A chaque époque, il est des gens qui ne pensent pas comme tout le monde, c’est-à-dire qui ne pensent pas comme ceux qui ne pensent pas. Marguerite Yourcenar

lundi 25 octobre 2010

Francisco Goya, 1746-1828

Francisco José de Goya y Lucientes n'est pas un personnage facile à saisir. Né dans une humble demeure, il atteindra les sommets de la société espagnole à la fin de sa vie. Peintre prisé et haï de son époque, il sera pour plusieurs contemporains le premier peintre de la modernité. Mais encore, si on veut comprendre et apprécier Goya, on ne peut pas le réduire à lui-même. Goya est le fruit de la Tradition et la Modernité qui s'entrechoquent au tournant du 18e et 19e siècle. "Goya! Un homme qui exprime tout un peuple. Une œuvre immense de dessinateur et de peintre, qui retrace toute l'histoire, et la plus secrète, de ce peuple, et qui prélude en même temps aux manifestations les plus révolutionnaires de l'art contemporain [...]" (Formaggio, 1960, p.5). À travers sa vie et son œuvre,il se joue l'Histoire.

Afin de mettre un peu d'ordre dans son parcours, je divise mes propos en six parties.


Les années d'apprentis
sages (1746-1783)

Goya naquit à Fuendetodos, une petite commune d'habitants près de Saragosse dans la province d'Aragon, dans une humble demeure le 30 mars 1746. Fil s de doreur, Goya commença sa formation artistique auprès de José Luzan, artisan de Saragosse, d'où il deviendra son apprenti dans son atelier.


(Autoportrait, 1771-1775)

À l'âge de 17 ans, Goya participa au concours de bourses de l'Académie Royale de San Fernando à Madrid. Ce fut un échec. Il tenta à nouveau sa chance en 1766, mais en vain. Le jeune Goya n'est ni un érudit ni un noble. Il est, selon Gudiol (1968),
un " [...] turbulent et batailleur, d'une éducation rudimentaire et d'une pétulance ingénue. Ses lettres de jeunesse révèlent sa sincérité sans fards, sa passion pour les courses de taureaux, la chasse et les fêtes populaires" (Gudiol, 1968, p.11). D'une part, cette particularité de la personnalité de Goya se refléte dans l'ensemble de son art, entre autres à partir de son talent à peindre humainement les gens, avec leurs défauts et leurs laideurs, et cela à contre-courant des conventions artistiques et morales. D'autre part, on peut aussi dire que Goya est avant tout le résultat de sa passion. Ce qui semble avoir porté Goya à sa gloire n'est aucunement lié à son talent d'artiste, mais plutôt à sa qualité de savoir s'entourer des bons amis, aux bons moments.

En 1774, Goya entra à l'atelier de Francisco Bayeu à Madrid, peintre de renom, sous les recommandations de Anton Raphael Mengs. À ses côtés, l'enfant de la province d'Aragon développa grandement son esthétique académique. À partir de ce moment, Goya traversa une étape importante de sa vie. Il sort du rôle de peintre provincial qu'il était pour atteindre les balbutiements de la notoriété. Mais ce passage se fait à un prix: "Il saute aux yeux que le passage entre la libre exaltation de sa période de débutant et la discipline rigide imposée par les directives de Francisco Bayeu, lui ont créé un complexe d'infériorité [...] Nous avons tout lieu de penser que Goya fut, en réalité, un faible, artiste plein de fermeté, mais dénué d'assurance dans ses relations avec le monde extérieur" (Gudiol, 1968, p.17). Cette nouvelle particularité de la personnalité de Goya me laisse perplexe: du turbulent et batailleur garçon de Saragosse, Goya devient un faible et lâche artisan de Madrid... La réalité, et par le fait même la vérité, trouvent souvent un juste milieu.

Durant cette période auprès de Bayeu, Goya peignit en grande partie des cartons pour tapisseries pour les habitations de la famille royale. Déjà, dans les cartons pour tapisseries, on remarque une préoccupation pour Goya à peindre le monde populaire, la vie quotidienne des gens, voire des scènes de la misère sociale. En effet, "[...] derrière le côté anecdotique de ces scènes, se trouve une vision universelle de l'être humain et de son comportement, à la base de ses oeuvres ultérieures" (Museo del Prado, 2009, p.166).


(Le Maçon blessé, 1786-1787)

Ces cartons pour tapisseries furent des œuvres préparatoires pour Goya. D'un côté, il raffina grandement son art. D'un autre côté, les cartons lui permirent de se faire connaître à la cour d'Espagne.

Les années du peintre royal (1783-1792)


(Goya peignant, 1790-1795)

En 1789, avec l'arrivée au trône d'Espagne de Charles IV et de Marie-Louise, Goya fut nommé peintre de la Chambre du roi. Après seulement six années d'activité à la cour, Goya devint l'un des peintres les plus convoités de son époque. Ainsi, il peignit le portrait du comte Floridablanca, le portrait de la famille du duc d'Osuna, le portrait de Manuel Osorio Manrique de Zuniga et, bien sûr, ceux du roi et de la reine. Ce prestige à la cour permit à Goya de développer des amitiés auprès d'aristocrates influents, qui furent pour lui des protecteurs: "Ces hommes nourrirent les préoccupations intellectuelles, morales et politiques de Goya, qui transparaissent dans ses œuvres, surtout dans les séries de dessins et d'estampes à l'eau-fortes" (Museo del Prado, 2009, p.172).


La première crise (1793-1798)
En 1793, Goya tomba grièvement malade suite à un voyage à Cadix. Cet événement le laissa complètement sourd et changera considérablement le cours de
sa vie. De cette épreuve terrible, son art sortira complètement transformé.


(Goya et son médecin Arrieta, 1820)

"Dorénavant, il est muré en lui-même, exclu du commerce des hommes, dans la solitude du silence; et cet exil brutal qui lui impose sa disgrâce physique l'amène à élargir sa réflexion intérieure et à affronter la réalité sans intermédiaire et sans masque. C'est alors que son imagination lui permet d'analyser la réalité, d'en tirer des suggestions infinies et diverses et, par la transfiguration du réel, par le rêve et l'exaltation lyrique, de sortir vainqueur de cette épreuve grâce à une rigueur morale quasiment religieuse qui transcende toute chose" (Abburuzzese, 1968, p.9)

C'est à partir de ce moment que l'œuvre de Goya s'érige enfin comme précurseur de l'art moderne. Et pour cause, l'artiste se plia de moins en moins aux conventions afin d'imposer un style et un goût personnel. Le Naufrage (1793-1794), l'Attaque d'une calèche par des bandits (1793-1794), la fresque pour la chapelle San Antonio de la Florida (1798), la Lanterne du diable (1797-1798) et les Caprichos (1797-1799) ne sont que les exemples les plus révélateurs de cette période. En ce qui concerne les Caprichos, je détaillerai cette série d'eau-forte lors d'un prochain billet sur mon site L'art et la vieillesse.


Les années du maître (1799-1807)
Le titre de premier peintre de la Chambre du roi fut attribué à Goya en 1799. Durant cette période, il peignit entre autres le Portrait de la famille de Charles IV (1800-1801). Reprenant la trame figurative du célèbre tableau de Vélasquez Le
s Ménimes (1656), Goya représenta les membres de la famille royale telle qu'ils étaient: ni plus beaux, ni plus intelligents. La scène est finement équilibrée et fait ressortir un naturel humain à travers les personnages. Il y a certes une royauté, avec ses habits flamboyants et ses bijoux étincelants, mais cette royauté est avant tout humaine.


(Portrait de la famille de Charles IV,1800-1801)

Durant cette courte période, Goya peignit aussi de nombreux portraits de la haute bourgeoisie madrilène. À ce moment de sa vie, il est sans conteste au sommet de sa renommée! Son style est convoité par plusieurs. Il peignit à cette époque les célèbres La Maja vestida et La Maja desnuda (1798-1805) pour l'un des plus puissants personnages d'Espagne de cette époque, Manuel Godoy, général de l'armée espagnole et amant de la reine. Longtemps, La Maja desnuda resta caché aux yeux du public, et ce ne fut qu'à part
ir de 1814 que Goya eu les soupçons de la part de l'Inquisition. En effet, il était interdit à cette époque de peindre le corps humain nu, sauf de manière allégorique. La Maja desnuda n'a rien d'allégorique, elle a tout de moderne: "La fin du mensonge érotique. La fin de la nudité allégorique. C'est l'unique nu de Goya, mais il dévoile davantage que des tonnes de chair académique ne le feraient" (Buchholz, 2000, p.63).


La deuxième crise (1808-1818)
La deuxième crise que traversa Goya à partir de 1808 fut politique. Les troupes de Napoléon envahirent l'Espagne afin d'y déposer le roi Charles IV. Pendant près de cinq ans, Joseph Bonaparte, le frère de Napoléon, dirigea l'Espagne, o
u plutôt contint la révolte espagnole.

"Au début, avec ses amis "éclairés", Goya servit le régime de Joseph Bonaparte, acceptant l'occupation napoléonienne comme moyen de faire entre, dans une Espagne isolée et absolutiste, les progrès de la Révolution française et un air nouveau de liberté et de rationalisme. Mais la guerre, avec son cortège de cruautés et d'injustices, sera pour lui une terrible déception [...]" (Museo del Prado, 2009, p.172). En effet, malgré que Goya appuya les idées libérales apportées par la guerre napoléonienne de 1808, il témoigna rapidement des horreurs de la guerre à travers une autre série d'eau-forte intitulée Désastres de la guerre.

Avec le départ des Français en 1814, l'Espagne fut de retour sous un régime absolutiste. Ferdinand VII succéda à son père, Charles IV, et mena un régime de fer: les idées libérales furent condamnées et l'Inquisition, qui était abolie durant la guerre, fut de retour en force. Goya, malgré qu'il était toujours le premier peintre de la Chambre du roi, fût désormais écarté de la scène de la cour. Son dernier chef d'œuvre à la cour reste sans contredit la composition de deux grandes peintures: Dos de Mayo (1814) et Tres de Mayo (1814).



Ces tableaux commémorent la résistance espagnole. Ces scènes historiques sont "[...] sans rhétoriques et sans héros: jamais la peinture n'avait abordé des expériences humaines plus vraies et plus profondes" (Gudiol, 1968, p.13).

Goya fut remplacé en 1816 par Vincente Lopez comme nouveau peintre de la Chambre du roi.


Les dernières années (1819-1829)

En 1819, Goya tomba encore grièvement malade et échappa de peu à la mort. Après sa guérison, il acheta une maison de campagne aux environs de Madrid. Cette maison est connue sous le nom Quinta del Sordo, ou la maison du sourd. Âgé de 73 ans, Goya fut désormais complètement retiré de la vie publique. Il décora cette maison d'une série de tableaux des plus étranges et effrayants, ce sont les Pinturas negras (1819-1823). Ces peintures noires constituent en tout quatorze oeuvres explorant les profondeurs de l'existence humaine, tant au plan individuelles que sociales et mythologiques. Ces oeuvres feront l'objet d'un billet de ma part d'ici Noël. Ce qui est à retenir, c'est à cette période de sa vie, Goya réussit à illustrer les angoisses existentielles qui nous animent: entre autres la mort et le destin.

urant cette période, il y a définitivement un passage chez Goya dans le désespoir. Le monde qu'il a connu et côtoyé a disparu. Les horreurs de sa surdité, de la guerre, du despotisme et de l'Inquisition le laissent amer face aux cruautés de la vie. À ses convictions libérales inspirées du siècle des Lumières, succèderont un regard troublé et désillusionné.

Il est facile de sauter aux conclusions : cette période noire de la vie de Goya est un caractère de sa vieillesse. Par contre, Goya garda le meilleur de lui-même dans les tous derniers moments de son existence.

En 1824, il s'exila volontairement en France, à Bordeaux, suite aux pressions et les menaces à l'intérieur du régime de Ferdinand VII. À son arrivée à Bordeaux, l'un de ses amis raconta: "Goya est arrivé en effet, sourd, vieux, maladroit et faible, et sans parler un seul mot de français; il est venu sans domestique..., mais il est si curieux de découvrir le monde" (Buchhloz, 2000, p.87). Goya, au crépuscule de sa vie, afficha une grande vitalité artistique et humaine.


(J'apprends encore, 1824-1828)

Goya ne cessa d'explorer les limites de son art et, ainsi, s'ouvra à de nouveaux horizons. Il arriva à exercer un dynamisme intellectuel en s'appuyant en grande partie sur ses expériences, ses connaissances et sa sagesse. À l'évidence, Goya apprend encore à la fin de sa vie. Ces dernières années furent les plus créatrices de son œuvre: "Jusqu'au dernier moment, ce vieillard sourd fit preuve d'une activité étonnante. Poussé par la curiosité, il se rendit seul à Paris. Il fit expériences avec les techniques artistiques les plus modernes et peignit des tableaux qui dépassaient de loin l'art de son temps" (Buchhloz, 2000, p.85).

C'est le cas de l'Homme cherchant les puces (1824-1825). Dans cet ouvrage d'aquarelle sur ivoire, le mouvement et l'instant se côtoient.



Par un jeu d'ombre et de lumière et des traits vifs et robuste, Goya saisit la vie quotidienne d'un homme et de son chien. L'âge de Goya, tant par l'expérience d'une vie que par le fard des années, permet d'interpréter la réalité d'une manière peu commune à cette époque, c'est-à-dire complètement personnelle. À partir du moment qu'il fut isolé par sa surdité, mis à l'écart par la politique et exclu par sa vieillesse, Goya posséda en main une liberté absolue, que peu d'artistes auront de leur vivant.

À la toute fin, Goya meurt à Bordeaux le 16 avril 1828, soit à l'âge de 82 ans.

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Sources :

Abburuzzese, M. 1968. Goya. Paris: Flammarion.

Buchholz, E. L. 2000. Goya. Cologne: Könemann

Formaggio, D. 1960. Francisco Goya 1746-1828. Paris: Larousse.

Gudiol, J. 1968. Goya. Paris: Cercle d'art.

Museo del Prado. 2009. Le Guide du Prado. Madrid : Museo del Prado

lundi 30 août 2010

Prélude à Goya


Goya... Voilà la découverte du Museo del Prado lors de mon escapade en Espagne au printemps dernier. Ce n'est pas n'importe quel Goya que j'ai rencontré par contre. Ce fut Goya mature, génie, obsédé, lugubre, vieux. Ce fut Goya des années noires! Mais ça, je ne le savais pas quand je suis entré dans cette salle sombre et sans issue du musée. À l'entrée une indication : Pinturas negras. Les peintures noires!


L'idée d'aborder Goya et les Pinturas negras me hante depuis mon retour de l'Espagne. Au tout début, je voulais aborder particulièrement quelques tableaux comme Dos viejos comiendo sopa et Saturno devorando a un hijo. Par contre, avec le temps et les lectures, c'est devenu impossible. Le personnage est tellement riche. Son œuvre effroyable.

Cette fois, je m'y lance. Au fil des prochains mois, je vais d'abord me risquer de comprendre l'homme, ou plutôt le vieillard. Ainsi, la première partie sur Goya, est à saveur biographique. Quel homme était Goya? S'ajouteront ensuite deux autres parties. D'une part, les Pinturas negras. On verra comment chacun des quatorze tableaux de Goya constitue une interprétation angoissante et lugubre de notre existence. D'autre part, et en guise de clôture sur Goya, on visitera une série de dessins intitulée Los Caprichos, ou les Caprices.

En définitive, mon objectif est de partager l'expérience de Goya par rapport à la vieillesse. Vous verrez, c'est de toute beauté!

mardi 27 juillet 2010

La Duchesse laide (1515)

Plus qu'une renommée de l'art à la Renaissance, la Duchesse laide frise l'imagination populaire contemporaine1! Habituellement, lorsque j'entreprends un périple de recherche et de lecture sur les peintures que je vous ai présentées jusqu'à maintenant, j'utilise entre autres Internet. La recherche est longue, étant donné qu'il y a peu d'information pour la plupart des œuvres. Mais la Duchesse laide… L'information est à la hauteur d'Internet : incommensurable!

Afin de commencer notre périple, la présentation est de mise. Alors voici la Duchesse laide:

Quelle duchesse n'est-ce pas? Mais, est-ce réellement le portrait d'une femme? Ou plutôt la représentation symbolique de la vieillesse et de laideur? Ou celle de la vanité de la femme âgée? Pour répondre à ces questions, je vais brosser les diverses pistes d'origines de la Duchesse laide. Pour ma part, et ce sera ma conclusion pour aujourd'hui, ce tableau apporte de belles – ou plutôt d'effroyables – considérations à la vieillesse.

Les principales sources d'inspirations de Metsys pour la Vecchia grotesqua sont : 1) Les esquisses de la diversité humaine (esthétique de la proportion) de Léonard de Vinci; 2) L'éloge de la folie d'Érasme; 3) La source historique; et 4) La maladie osseuse de Paget. Voyons chacune d'entre elles.


Esthétique humaine selon Léonard de Vinci

Est-il nécessaire de faire les présentations? Léonard de Vinci est tout à la fois : peintre, scientifique, ingénieur, sculpteur, architecte, philosophe, inventeur, botaniste, géomètre, anatomiste, pour ne nommer que ceux-là! Il est un véritable homme d'esprit humaniste qui représente à lui seul la Renaissance italienne du 15e et 16e siècle.

Metsys fut un humaniste, c'est-à-dire qu'il prend son inspiration dans la pensée antique, entre autres comme modèle de vie et d'art. Ainsi, il est très probable de Metsys côtoya les œuvres de Léonard de Vinci. Il est même suggéré que la Duchesse laide n'est qu'une copie d'un dessin de l'artiste de Vinci (1490) qui nous soit parvenue que par l'entremise d'une copie de ses élèves (Francesco Melzi).

Un brin troublant comme ressemblance… Par contre, la piste n'est pas si simple. Cette interprétation de l'histoire est contestée par plusieurs, dont je ne vais pas entrer dans les détails, car ce sont des détails! Ce qui importe de retenir, c'est que Léonard de Vinci était très passionné par les déformations humaines afin d'établir une esthétique universelle de l'être.

Ainsi, dans la recherche de l'affreux et le « mal fait », bref de l'inesthétique, de Vinci se permet d'établir le beau et l'esthétique de la forme humaine. On le voit à partir des esquisses ci-dessus : front, mention et nez proéminent, tout comme la Duchesse laide.


L'éloge de la folie

Érasme est l'un des humanistes de la Renaissance les plus reconnus de nos jours. Metsys et Érasme : deux humanistes, deux êtres de pensée et d'amitié. Pas étonnant que Metsys peignît un portrait d'Érasme en 1517.

À travers l'Éloge de la folie, Érasme aborde la vieillesse crûment : « […] la vieillesse, le plus détestable des maux ». On voit que pour l'auteur de Rotterdam, la vieillesse est en quelque sorte une pathologie sénescente! Une partie de son ouvrage nous apporte quelques éclairages sur la Duchesse laide, car elle aborde spécifiquement le thème de la vieillarde comme objet de laideur:

«Mais le plus charmant est de voir des vieilles, si vieilles, si cadavéreuses qu'on les croirait de retour des Enfers, répéter constamment : 'La vie est belle !' Elles sont chaudes comme des chiennes ou, comme disent volontiers les Grecs, sentent le bouc. Elles séduisent à prix d'or quelque jeune Phaon, se fardent sans relâche, ont toujours le miroir à la main, s'épilent à l'endroit secret, étalent des mamelles flasques et flétries, sollicitent d'une plainte chevrotante un désir qui languit, veulent boire, danser parmi les jeunes filles, écrire des billets doux. Chacun se moque et les dit ce qu'elles sont, archifolles. En attendant, elles sont contentes d'elles, se repaissent de mille délices, goûtent toutes les douceurs et, par moi, sont heureuses»

Ces lignes résonnent à la Duchesse laide. Metsys a peut-être voulu dénoncer ces vieillardes qui « se fardent sans relâche » à la recherche d'une beauté perdue. L'art de Metsys apporte la même sensation que les mœurs communes décrites par Érasme : on se moque d'elles!


Comtesse du Tyrol

Ici, on envisage la source historique : et si c'était une personne en chair et en os? Certaines personnes croient que la Duchesse laide est Margarete Maultasch, soit la comtesse du Tyrol.

Ce n'est qu'après sa mort en 1369 que la comtesse acquiert une réputation abjecte due à certaines décisions immorales, dont celle de se débarrasser de son premier mari afin d'en épouser un second, sans engager les procédures officielles de divorces, d'où son excommunication pour bigamie. On surnomma la comtesse « Maultasch », c'est-à-dire « pute » et « laideur ». La postérité s'est souvenue d'elle comme la comtesse laide. Metys se serait-il inspiré de cette histoire?


La maladie osseuse de Paget

Lorsqu'il est question de la vieillesse, la médecine n'est jamais trop loin. La Duchesse laide n'échappe pas à l'explication rationnelle de la science d'Hippocrate. Ainsi, elle est une représentation de la maladie osseuse de Paget. En effet, pourquoi Metsys aurait-il peint un si horrible personnage? Peindre une œuvre aussi complexe (à voir, l'étoffe et le hennin – ou le bonnet pointu -, ainsi que le médaillon), si ce n'est que pour en rire? Pour ces raisons, certaines personnes croient que Metsys avait un modèle féminin atteint de la maladie de Paget. Qu'est-ce que la maladie de Paget? Une maladie chronique où anomalies de l'architecture de l'os et fibrose de la moelle sont réunies. Cette maladie peut mener à une protubérance du front, du nez, du menton et des joues, tout comme le sujet de Metsys. Il y a certes des ressemblances cliniques entre les deux sujets, mais de là à affirmer que Metsys a peint la maladie… D'ailleurs, affirmer une quelconque nature pathologique à la Duchesse laide c'est soustraire les implications esthétiques, sociales et symboliques qui s'y rattachent. On est loin de Léonard de Vinci et d'Érasme, qui sont, à mon sens, les réelles sources d'inspiration de Metsys.


En guise de conclusion : Et la vieillesse dans tout ça!

On a vu plusieurs explications des sources d'inspiration de Metsys. Malgré tout, la Duchesse laide reste un mystère pour les contemporains. Que représente cette peinture? Une satire de la vieillarde? Une fidèle représentation de la maladie de Paget? Ou, une interprétation des mœurs de la comtesse du Tyrol? À vous de décider. Pour mon compte, je crois à la satire de la vieillarde.

La laideur et la vieillarde sont souvent synonymes à travers l'histoire. Même aujourd'hui, la vieillesse féminine n'est pas sous le charme de la beauté. La Duchesse laide de Metsys représente certes une mise en scène de la laideur, mais surtout l'arrogance de la vieillesse à rester belle à tout prix : « Ne pouvant plus prétendre à la beauté, la vieille femme doit […] assurer, fut-ce dans la simulation, certains critères minimaux de présentation » (Schuster Cordone, 2009, p.117). Cette tentative de la vieillesse à récupérer la jeunesse constitue un thème de vanité à travers l'art. Il est vain et futile de changer l'inévitable : cosa bella mortal, passa, e non dura (qui signifie en traduction libre « belle mortelle, passe, et ne dure pas »).

Il est à déplorer que la vieillesse dans la Duchesse laide soit un défaut de la nature, dont les femmes tentent d'échapper. L'œuvre de Metsys nous montre l'absence de beauté à la vieillesse. Est-il naturel et nécessaire d'associer vieillesse (plus particulièrement vieillarde) et hideux, ingrat, informe, répugnant, affreux; bref à la laideur? Si non, comment permet la vieillesse de sortir de cet assujettissement esthétique?

Je garde ma part de réponse pour moi…

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(1) Par exemple, La Duchesse laide a inspiré John Tenniel (illustrateur britannique du 19e siècle) pour illustrer le personnage de la Duchesse dans l'ouvrage Alice au pays des merveilles (1865)
de Lewis Carroll.


Source : Schuster Cordone, C. (2009). Le Crépuscule du corps. Infolio éditions.

jeudi 15 juillet 2010

Quentin Metsys (1466–1530)

L'incontournable Metsys (ou Massys)! Si Ghirlandaio fut le premier artiste auquel je m'initiai aux représentations de la vieillesse dans l'art, Metsys fut le deuxième. Né à Louvain autour 1465-66 et mort à Anvers en 1530 - soit à l'âge de 64 ou 65 ans - Metsys est l'un des artistes des plus importants de la renaissance flamande. Outre ses nombreuses Vierges, ses portraits et ses scènes, il peignit à plusieurs reprises la vieillesse. La Duchesse laide (1515) est sans contredit l'œuvre sur la vieillesse - ou œuvre tout court - la plus renommée de l'artiste. Outre la Duchesse et sa grande renommée, il y a d'autres œuvres de Metsys qui interpellent la représentation de la vieillesse. Ainsi, Le vieil homme (1513), La vieillarde tirant sur ses cheveux (1520) et Les amoureux (1525). Voyons de plus près ces trois tableaux avant de s'attarder, ou de s'attaquer, à La Duchesse laide.

Lorsque Metsys peint Le vieil homme il est presque quinquagénaire. L'œuvre propose un portrait réaliste d'un homme de profil. Rides au visage, menton et nez avalés et peau brunâtre et lâches… Voilà quelques signes qui ne trompent pas: c'est un vieil homme! L'identité de ce vieillard n'est pas donnée. Aucune piste à l'horizon d'ailleurs. Malgré l'anonymat, il reste que ce portrait constitue une représentation humaniste de la vieillesse, où le parcours d'une vie apparaît dans les traits du visage rempli de sagesse.

La vieillarde tirant sur ses cheveux n'est pas un portrait à proprement parlé, mais plutôt une représentation idéalisée de la vieillesse. En d'autres mots, ce n'est pas une personne qu'on regarde, mais la vieillesse. Et quelle vieillesse! Elle représente une étrange figure à travers laquelle on peut lire la sénescence, la décrépitude et, surtout, la folie. Ce genre de représentation renvoie aussi à l'ire et l'envie étant donné que ces émotions sont attribuées aux femmes durant le 16e siècle. On retrouve les signes communs de la vieillesse à travers la peinture: cheveux blanchâtres (et quelque peu jaunâtre), rides au visage, menton/nez avalés et, enfin, édenté. Metsys dans cette œuvre n'épargne rien, car ce n'est pas que la décrépitude du corps qui est représenté, mais aussi celle de l'esprit. En effet, cette action de tirer sur les cheveux donne un pressentiment de démence chez la vieille. Le regard semble divaguer, cette vieille regarde-t-elle celui qui la regarde ou se perd-elle en frénésie ou délire? On conviendra, Metsys a su partager une interprétation terrifiante de la vieillesse, ou la sénescence n'est pas seulement adressée au corps, mais aussi à l'esprit.

Les amoureux, ou le couple inégal, reprend un thème très classique: celui de la relation amoureuse entre la vieillesse et la jeunesse. Ce thème est propice à la dérision, à la raillerie et à la satire. On y dénonce l'absurdité de la relation amoureuse entre un homme âgé et une jeune femme. Trois figures composent la peinture: le vieillard, la jeune fille et le complice. Le vieillard se caractérise par ses cheveux blancs, sa bouche édentée, ses nez/menton avalés et sa peau brunâtre et sèche. Son action envers la jeune fille est assez subjectif pour en tirer quelques impressions. Son sourire porte un rictus de convoitise pour la chair et le plaisir. Ses mains accentuent cette impression. Sa main droite tient la tête de la jeune fille dans un mouvement de baiser. Sa main gauche, téméraire, empoigne le sein de la jeune fille. Bref, "he's in business!" comme dirait Shakespeare.

Mais, l'est-il vraiment? Tire-t-il la situation en sa faveur? Non. Les deux autres figures du tableau viennent renverser l'intention du vieillard en substituant son argent. La jeune fille et le complice ridiculisent l'emprise amoureuse du vieillard. Cette jeune fille à la peau blanche et fraîche n'accorde d'intérêt au vieil homme que pour son argent. Metsys montre ainsi que la vieillesse, lorsqu'elle tombe dans l'ébullition de l'amour, n'est l'œuvre que de la naïveté et de la stupidité. Plus fondamentalement, les attraits sexuels de la femme mènent l'homme à la bêtise! Un détail reste à interpréter dans cette œuvre: le jeu de cartes et les pièces de monnaie. Tout comme la scène qui se déroule sous nos yeux, où le vieillard perd sa bourse et la jeune fille gagne subtilement le pécule, jouer aux cartes oblige à des gains ou à des pertes.

Là s'arrête Metsys pour aujourd'hui. Je dois peaufiner l'énigmatique Duchesse laide, car plus j'apprends sur cette peinture, plus j'ai à vous partager des informations. En fait, la Duchesse vaut la peine de prendre son temps.

mercredi 21 avril 2010

Giorgione (1477-1510)

Enfin, après une course folle avant le départ et le travail, voici le dernier né! Merci de votre patience...

À l'aube du 16e siècle, un grand peintre vénitien du Cinquecento italien, surnommé Giorgione, réalise trois peintures. L'une concernant la vieillesse (La Vecchia, 1508), les autres le vieillissement (Les trois philosophes, 1509; Les trois âges, 1510). Que connaissons-nous sur l'artiste? Très peu de chose! Mort subite de la peste en 1510, soit à l'âge de 33 ans, Giorgione est une énigme pour plusieurs. Malgré son jeune âge, l'artiste italien réalise trois œuvres sur la vieillesse et le vieillissement. Trois œuvres qui sont très différentes de ce que Hans Baldung a réalisé.

La Vecchia (1508), ou la vieille, semble être en toute apparence un portrait. Il est important de souligner, surtout après s'être attardé sur les œuvres symboliques de Baldung, qu'on a en face de nous une personne réelle. Elle n'est pas une image idéalisée de la vieillesse, mais une vieille en chair et en os. Elle ne présente aucune luxure, ce qui me fait dire qu'elle est pauvre, ou n'est certainement pas riche. Aussi, et c'est Tom Lubbock (2006) qui le fait remarquer, elle a la bouche ouverte. Aucun portrait à cette époque a la bouche ouverte... Ces détails amènent Lubbock à dire: "She is in a state". Je suis d'accord. Elle illustre un état et un moment de notre vie. D'ailleurs, elle a près de la main droite, comme attaché à elle, une étiquette: Col Tempo
(Avec le temps). Enfin, elle pointe la main vers elle-même... Avec le temps, ce corps! "With time I became, you'll become, we all become" (Lubbock, 2006). La vieillesse est inévitable pour ceux et celles qui s'y rendent. C'est fort, très fort comme peinture. À partir de la combinaison d'une humble vieille et d'une étiquette, le constat irrévocable de notre vieillissement est solidement exhibé.

La deuxième peinture que je présente aujourd'hui, Giorgione la termine un an avant de mourir. Les trois philosophes (1509) montre trois philosophes, l'un jeune (à gauche), l'un adulte (au centre) et l'un vieux (à droite). Que dire de ces philosophes? Primo, le jeune tient entre ses mains un compas et une équerre, c'est-à-dire des objets lourdement symbolique. En effet, le compas trace le cercle, symbole de la forme parfaite. Il renvoie au ciel et à l'esprit. L'équerre, quant à elle, est le symbole de l'équité, traçant le carré. Elle représente la Terre et la matière. Ainsi, entre ses mains, le jeune philosophe tient deux univers. La jeunesse est-elle la tension entre l'esprit et la matière? Secundo, le philosophe adulte est sans contredit musulman étant donné ses apparats (particulièrement le turban). D'ailleurs, la ressemblance avec Averroès, philosophe et médecin musulman, n'est pas absurde. Tout semble à croire que l'adulte représente un médecin. Tiercio, le vieux philosophe est dignement représenté, portant une étoffe dorée et, entre ses mains, une carte astronomique. Symbole céleste, les astres ont toujours été un repère afin de s'orienter et, par le fait même, d'espoir et de réconfort. Le vieux philosophe est-il un sage dont la connaissance et la parole éclairent l'esprit? Par contre, les astres sont dans plusieurs cultures la représentation des âmes des défunts. Ainsi, le vieux philosophe a-t-il entre les mains un symbole de la mort, étant par son âge, inévitablement poussé? Ces questions illustrent d'une chose: Les trois philosophes est une œuvre remplie de mystères et de secrets.

L'une des dernières œuvres de Giorgione avant sa mort, Les trois âges, est réalisée en 1510. Les trois âges... Encore trois! Vraiment, c'est la division des âges la plus prédominante jusqu'à maintenant. Giorgione offre une interprétation humaniste du parcours de vie. Veuillez excuser ma digression historique, mais pourquoi la vieillesse et le vieillissement sont souvent représenté à partir des traits masculins? La réponse est que l'espérance de vie favorise les hommes plutôt que les femmes avant le 20e siècle. Les décès durant l'accouchement étant très répandu explique en grande partie la prédominance masculine de la vieillesse. Après cette petite digression, retour aux Trois âges de Giorgione. L'action se situe entre la jeunesse (au centre) et l'âge adulte (à gauche). La vieillesse (à droite) ne participe pas à la discussion ou à l'échange avec les autres âges. Elle n'est pas un mouvement, mais plutôt un instant. La vieillesse échange avec celui qui l'observe un regard. Que peut bien vouloir dire ce regard? Est-ce de l'amertume? De la tristesse? Du ressentiment? Le regard contraste avec l'apparence de la vieillesse. En effet, elle n'est pas représentée sous ses mauvais apparats. Le vieux semble en santé et vigoureux. Mise à part les traits "traditionnels", cheveux blancs (lorsqu'il y en a!) et rides, la vieux ne ressemble pas à un vieux. Ainsi, ce contraste entre le regard et l'apparence signifie-t-il quelque chose? À mon sens, Giorgione semble vouloir dire la même chose qu'à travers La Vecchia
: Col tempo!

Voilà... une petit pause de deux semaines vu que je quitte pour certaines cités du vieux continent. Un temps pour le travail. Un temps pour les amis. Un temps pour l'art de la vieillesse! Je vais, à mon retour, m'attaquer à un incontournable: Quentin Metsys.

lundi 12 avril 2010

Les âges de la vie d'après Hans Baldung - Suite

Près de 30 ans après Les trois âges de la femme et la mort (1510), Hans Baldung peignit Les trois âges de l'homme (1539). Si depuis 1510, Baldung interpréta le parcours de vie à partir de la jeunesse, ce n'est plus le cas en 1539. Avec Les trois âges de l'homme, Baldung réinterprète complètement la vieillesse et le vieillissement de l'homme.

Ce tableau illustre, encore une fois, la jeunesse, l'âge adulte, la vieillesse et la mort. Néanmoins, il transparaît un autre esprit, une autre appréciation des trois âges de la vie. En 1510, Baldung peignit ces âges à travers un paysage luxuriant et mystérieux, où l'âge adulte retenait l'attention. En 1539, la dynamique de l'œuvre est tout autre: le paysage est aride, désertique, voire funèbre. L'artiste suggère-t-il que le parcours de vie est un chemin aride et désertique de sens étant donné sa marche funèbre? D'ailleurs, aucun des âges de la vie ne partage une quelconque joie, d'euphorie, de bonheur ou de gaieté. Que ce soit la jeunesse, l'âge adulte ou la vieillesse, ces figures font des Trois âges de l'homme une œuvre triste, sombre et lugubre.

La jeunesse est représentée par l'enfant étendue dans le coin droit. Contrairement aux Trois âges de la femme et la mort, l'enfant est désormais au pied de la mort. Est-ce un reflet de la mortalité infantile si répandue à cette époque? La jeunesse semble blafarde, agonisante et cadavéreuse. Renforçant cette impression, la jeunesse est isolée des autres âges de la vie. Elle a pour seule interaction que la mort dont, nous le verrons, a une emprise autoritaire sur la jeunesse...

L'âge adulte, représenté par la jeune femme, est plutôt en retrait des autres âges de la vie. Le mouvement de ses jambes semble vouloir s'éloigner de la vieillesse, de sortir de son emprise inexorable. Elle s'oppose aux autres âges et à la mort par sa blancheur, sa douceur et sa légèreté.

La vieillesse paraît s'accrocher à l'âge adulte en tenant par la main l'étoffe de la jeune femme. Un élément de la vieillesse rend cette œuvre particulièrement intéressante: elles entrecroisement son bras gauche avec la mort. Il y a à travers l'action d'être à bras croisés un symbole fort: c'est la figure de l'amitié, de la fraternité et de l'affinité. Pour Baldung, la nature de la vieillesse et de la mort paraît se ressembler.

Enfin, la dernière figure, et non la moindre, est la mort. Sous s'est traits squelettique et desséché, la mort compose, selon moi, la centralité de l'œuvre. En effet, elle est le centre de l'interaction, où les autres figures la rejoignent: la jeunesse tient son bâton et la vieillesse est à bras croisés.

Plusieurs symboles parsèment l'œuvre du disciple de Dürer. Primo, la chouette renvoie au symbole funeste… En ce sens qu'au sein des croyances romaines, la chouette constitue le maléfice et la mort. En effet, les termes latins striga - i.e. sorcière - et strix - i.e. chouette/stryge - sont étroitement associés en latin. Cet oiseau nocturne que représente la chouette boirait, selon les croyances, le sang des enfants pendant la nuit. De plus, la chouette renvoie à la mort étant donné sa nature noctivague et la quasi-impossibilité de la dénicher ou de l'apercevoir de jour. D'ailleurs, chez les Romains, apercevoir une chouette durant le jour serait le signe d'un mauvais présage.

Secundo, le bâton que tient la mort par sa gauche. Le bâton, en tant que symbole, signifie l’autorité et le pouvoir. C'est pourquoi, d'ailleurs, que la monarchie a depuis longtemps utilisé la symbolique entourant le bâton pour illustrer le sceptre d'ostentation et d'autorité. Le tableau de Hyacinthe Rigaud Portrait of Louis XIV (1701) et celui de Jean Auguste Dominique Ingres Napoléon Ier sur le trône impérial (1806) sont des exemples éclatants, car le sceptre y est brillamment illustré! Au sein des Trois âges de l'homme, le bâton figure comme le symbole d’autorité, de pouvoir et du commandement de la mort. La mort décide du jugement dernier et elle est irrévocable, d'où l'expression Lasciate ogni speranza. Une question reste cependant: pourquoi le bâton est cassé à deux endroits? Que peut bien vouloir dire cette attention de l'artiste? Est-ce parce malgré tout, l'enfance représente la naissance et la vie, c'est-à-dire l'échec de la mort?

Tertio, le sablier tenu par la main de la mort évoque certes le passage inexorable du temps, mais aussi la brièveté de la vie. Il symbolise le caractère transitoire de la vie dont la mort détient l'ultime aboutissement... Quarto, la sphère au-dessus du sablier. Elle vient combler l'effet du temps en suggérant la globalité du monde et le déroulement des choses. La sphère représente ainsi toutes les choses et le mouvement qui les anime et les relie entre elles. Chez les Grecs, la sphère représentait la perfection du monde (tous les points sont à égale distance du centre) sans début ni fin, accentuant l'effet du temps et de l'éternité.

En résumé, Les trois âges de l'homme de Hans Baldung représentent l'une des interprétations les plus sordides, lugubres et funestes du parcours de vie, du vieillissement et de la vieillesse. À travers cette œuvre, nous comprenons encore plus le sens des paroles de Georges Minois lorsqu'il affirmait que face au le vieillissement, " [...] l’homme du 16e siècle va osciller entre les lamentations et l’invective" (1987, p.341), à un tel point que la vieillesse s'associe avec la mort. L'une et l'autre sont indissociables et répugnantes.

Pour l'aparté, l'un des buts de mon voyage en Espagne est le Musée Prado à Madrid. Plus particulièrement, Les trois âges de l'homme de Hans Baldung. Pour tout dire, j'ai hâte de me retrouver devant ce chef-d'œuvre de la Renaissance et de contempler, du même coup, une part de mon propre vieillissement.

jeudi 25 mars 2010

Les âges de la vie d'après Hans Baldung

Rien n'interpelle plus que les œuvres de Hans Baldung sur les âges de la vie. Ce peintre de la Renaissance (il naquit autour de 1484 en Allemagne et mourut en 1545 à Strasbourg), étonne par la nature funèbre de la vieillesse. Élève de Albrecht Dürer, Baldung est l'une des figures artistiques marquantes de l'Europe du Nord à cette époque.

Malgré que plusieurs de ses œuvres intéressent "l'art de la vieillesse", je consacre mes propos sur Les trois âges de la femme et la mort (1510) et Les trois âges de l'homme (1539). La raison: elles sont provocantes... Pour aujourd'hui, néanmoins, l'emphase est mise sur Les trois âges de la femme et la mort.


L'oeuvre est énigmatique. Quatre figures composent la peinture: l'enfant, la jeune femme, la vieille, la et mort. Quatre figures qui représentent les trois âges de la vie. Les chiffres trois et quatre ne sont pas anodins. D'une part, le chiffre quatre a un bagage symbolique important. Ainsi, il y a quatre points cardinaux, il y a quatre éléments et humeurs chez Aristote, il y a quatre périodes dans la journée (matin, après-midi, soir, nuit), il y a quatre saisons, etc. Le chiffre trois, quant à lui, renvoie à la Sainte Trinité (Père, Fils, Saint-Esprit), au syllogisme grec (thèse, antithèse, synthèse). La peinture n'est pas équilibrée, en ce sens que la mort se retrouve seule dans la partie droite, tandis que les trois autres figures se concentrent à gauche. Baldung jouit d'une sensibilité à travers son œuvre, étant donné que les âges de la vie et la mort ont tous un lien les uns avec les autres. Cette sensibilité est réussie à partir du drap qui relie l'enfant, la jeune fille et la mort. En ce qui concerne la vieille, elle entre en relation avec la jeune fille et la mort par l'audace de ses gestes. Voyons de plus près chacune de ces figures.

Dans le coin inférieur gauche de la peinture, l'enfant... Figure d'innocence et de pureté depuis l'Antiquité. À ses pieds, deux objets: la pomme et le cheval. Si on se tient à la Genèse, la pomme représenterait ici la chute de l'homme. L'enfant n'est pas une figure d'innocence et de pureté, mais semble plutôt renvoyer au péché originel. À propos du cheval, il est plus qu'un jouet... En effet, les âges de la vie sont parfois attribués à des animaux. Ainsi, dans les fables d'Ésope (écrivain grec du 7e siècle avant notre ère), le chien représente la vieillesse, car il est amical avec ceux qui prennent soin de lui. Le bœuf renvoie à l'âge adulte étant donné sa force et sa propension au travail. D'ailleurs, il est celui qui nourrit l'enfance et la vieillesse. Vous devinez, j'en suis sûr, la représentation de l'enfance chez Ésope: le cheval! Il symbolise l'arrogance de l'enfance et son manque de discipline. La pomme et le cheval additionnés, on peut dire que l'enfance n'est pas un âge d'innocence et de sérénité pour Baldung.

La deuxième figure, la jeune femme. Élément central de la peinture, elle détonne complètement par sa blancheur et sa finesse. Son regard est porté vers elle, c'est-à-dire à travers son reflet dans le miroir. Une particularité de l'œuvre qui accentue l'importance de la jeune femme: les autres figures portent toutes un certain regard sur elle. Une question se pose: qui est cette jeune femme? Que représente-t-elle? La réponse n'est pas donnée... On ne peut qu'émettre des interprétations. Certains vont dirent qu'elle représente Aphrodite, la déesse de l'amour. Par contre, il est difficile d'expliquer pourquoi la mort tient un sablier (symbole du temps qui s'écoule) au dessus de sa tête. Si la jeune femme est bel et bien une déesse, pourquoi se préoccuper du temps? D'autres auteurs vont attribuer à la jeune fille l'allégorie de la vanité étant donné qu'elle semble absorbée dans la propre réflexion de sa beauté...

La vieille est relativement en retrait. Sur le côté gauche du tableau, la vieille est peinte sous les attributs de la décrépitude: édentée, grisonnante et ridée... Malgré tout, son rôle dans l'œuvre n'est pas passif. Au contraire, elle semble réagir au passage du temps (par sa main gauche) en essayant d'arrêter ou de repousser le sablier tenu par la mort. De plus, elle soutient (par sa main droite) le miroir de la jeune fille. Cette mise en scène de la vieillesse interpelle. En effet, la vieillesse est une période misérable à la lumière des autres âges de la vie. L'interprétation de Baldung semble suggérer le désir de rester jeune, de conserver les attributs de la jeunesse, prévaut sur la vieillesse. Par le fait même, la vieille semble indiquer qu'elle ne veut pas vieillir, voire mourir. Je m'interroge, car certaines interprétations voient dans la vieille femme l'allégorie au vice? Est-ce le vice de ne pas vouloir vieillir et mourir? Je n'en sais guère...

La dernière figure, et non la moindre, c'est la mort. Cette figure funèbre prédomine aussi la peinture. C'est dans la rencontre avec la jeune femme que la mort fait violence. Par sa laideur, par son aspect macabre et funeste, la mort oblige à repenser chacun des âges de la vie. Ainsi, par son arrogance et son insubordination, l'enfance semble se moquer de la mort par le jeu. La jeune femme ne se préoccupe guère de la mort, étant absorbée par la beauté de son âge. La vieille, quant à elle, étant au crépuscule de sa vie semble se révolter face à la mort. Elle n'accepte pas l'inévitable: Lasciate ogni speranza, ou abandoner tout espoir. À la fin, il y aura la mort...

Et voilà pour cette fois. Les trois âges de la femme et la mort de Hans Baldung constitue une œuvre classique dans l'interprétation du vieillissement et de la vieillesse. La prochaine fois je revisiterai Les trois âges de l'homme...

Source: http://www.all-art.org/history230-14-2.html

vendredi 19 mars 2010

Certaines justifications

Le départ initié, il est temps d'expliquer et de justifier quelques éléments.

L'art de la vieillesse est un espace d'écriture pour moi. Un espace qui me permet de ne pas être étudiant, c'est-à-dire ne pas être à la suite des idées des autres.

Depuis quelque temps, j'ai développé un intérêt pour l'histoire de la vieillesse. Suite à plusieurs lectures, j'ai croisé sur le chemin l'art. De plus en plus, je crois qu'à travers l'art nous pouvons comprendre un peu mieux l'expérience de la vieillesse et peaufiner notre "art de vieillir".

Il y a beaucoup de périodes à travers l'histoire. Je vais tenter d'en explorer certaines, particulièrement le Moyen-âge, la Renaissance et la Modernité. Un peu d'ordre serait préférable. Ainsi, pour chaque période je vais initialement décrire le contexte historique. Quelle est la proportion de vieux dans les sociétés? Quelles sont les conditions de vie des vieux? Etc. Ensuite, je vais visiter dans un premier temps la vieillesse dans les arts, tels que présentés à travers le "Vieil homme et l'enfant".

Dans un deuxième temps, j'explore le processus du vieillissement. Par exemple, l'œuvre intitulé Allégorie du vieillissement gouverné par la prudence de Tiziano Vecellio (aussi nommé Titien) en 1565. Le vieillissement est peint d'une manière relativement traditionnel, à savoir qu'il est représenté en trois périodes; l'âge de l'enfance (le chien), l'âge adulte (le lion) et l'âge de la vieillesse (le loup). Elle dépeint Tizianon à la vieillesse (à gauche, ou au crépuscule), son fils Orazio (au centre, ou à midi) et un jeune neveu (à droite, ou à l'aurore), Marco Vecellio. La lumière vient intensifier le vieillissement: la jeunesse étant éclatante, tandis que la vieillesse tombe dans l'ombre. Une inscription latine, quelque peu invisible ici, est ajoutée par l'artiste: Ex Praeterito/Praesens Prudenter Agit/Ne Futura Actione Deturpet. C'est-à-dire, "À partir du passé/ Le présent agit avec prudence/ De peur de ruiner les actions futures". Dans cette œuvre, Tiziano est le passé, Orazio le présent et Marco le futur. Le thème de la continuation est mis en valeur, car le processus du vieillissement se situe à travers les liens familiaux accentuant les liens intergénérationnels.

Enfin, je dois vous mettre en garde. Il y a de forte chance que je digresse parfois. Certains peintres nécessitent un regard plus attentif, tels que Rembrandt. Des thèmes récurrents aussi nécessitent un intérêt plus approfondi, comme La charité romaine.

mercredi 17 mars 2010

Le Vieil homme et l'enfant


Le Vieil homme et l'enfant de Domenico Ghirlandaio. Voilà un départ. Nous sommes en Italie, 1490.

Cet ouvrage est connu pour son illustration d'un rhinophyma, c'est-à-dire d'un nez prononcé, bulbeux et sanguin. N'ayez crainte, ce n'est pas le panache de la vieillesse.

Outre cette déformation, l'ouvrage de Ghirlandaio est majestueux. Tout se joue dans le regard entre le vieil homme et l'enfant. Un regard attendrissant, rempli de compassion. En quelque sorte, cet échange est un hymne à la rencontre intergénérationnelle. À la compréhension.

L'Italie du 15e siècle est celle de la Renaissance. Georges Minois (1987), historien français, affirme que la vieillesse n'est guère appréciée à cette période. L'Europe redécouvre les arts hellénique et romain, autrement dit l'esthétique de l'Antiquité. Ne vous étonnez pas, la Grèce de l'Antiquité ne fait pas de cadeau à la vieillesse, tant dans ses comédies, dans son art, dans sa mythologie que dans sa philosophie (je me promets d'y revenir plus en détail un jour).

Par contre, pouvons-nous réellement dire que le Vieil homme et l'enfant est une satire ou une dérision de la vieillesse? Minois semble tirer des conclusions très hâtivement. Je peux vous assurer que les premiers "messages" de L'art de la vieillesse seront à déconstruire cette présomption de Minois concernant la vieillesse à la Renaissance, car malgré des œuvres méprisant la vieillesse, il reste que la grande majorité porte un regard humaniste sur cette période de notre vie.